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La famille Lebrenn ainsi réunie, grâce à un hasard inattendu, s’abandonne aux plus doux épanchements. Le père raconte à sa femme, à ses enfants, les tortures d’une captivité qui lui coûtait la vue et l’usage de ses membres ; Victoria raconte ensuite les derniers événements de sa vie, jusqu’alors ignorés de ses parents ; et sous le sceau d’un secret absolu, sur qui elle savait pouvoir compter, elle leur confie son affiliation à la secte des Voyants ; elle leur apprend enfin que, soupant la veille au soir à l’hôtel de Plouernel, sous le nom, de la marquise Aldini, elle avait ainsi surpris les derniers projets du parti de la cour, résolu sans doute de précipiter ses mesures, puisque l’on avait mandé en hâte M. de Plouernel à Versailles. Ces circonstances avaient engagé les Voyants à prévenir l’attentat de la cour, espérant la terrifier en précipitant de leur côté l’insurrection du peuple de Paris et la prise de la Bastille. Cette large part donnée par la famille Lebrenn aux préoccupations civiques du moment, leur entretien tombe sur leurs intérêts privés ; M. Lebrenn est instruit par Jean de l’amour de celui-ci pour mademoiselle Charlotte Desmarais. De cet amour depuis longtemps confidente, madame Lebrenn partageait, dans sa crédulité naïve, les espérances de son fils ; mais, à leur grande surprise, le vieillard, après les avoir silencieusement écoutés l’un et l’autre, dit avec un accent de tristesse :

— Ah ! mon cher Jean… je n’augure rien de bon de cet amour-là !

— Pourquoi donc, mon père ?

— M. l’avocat Desmarais est un riche bourgeois ; je doute qu’il t’accorde la main de sa fille… à toi… garçon serrurier. La bourgeoisie, en majorité du moins, a sa morgue, sa fierté comme la noblesse.

— Il en était ainsi autrefois… mon bon père, — reprit Jean ; — même encore de nos jours se rencontrent, je l’avoue, quelques bourgeois orgueilleux… tel, entre autres, le beau-frère de M. Desmarais… un riche banquier nommé M. Hubert… avec qui j’ai eu deux fois des discussions très-vives…