Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 13.djvu/235

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sa personne, le jésuite, d’un coup d’œil prompt et sûr, reconnut en elle la prétendue marquise Aldini qui, la veille, soupait avec lui chez le comte de Plouernel. Cette découverte stupéfia d’abord l’abbé Morlet, et confirma ses vagues soupçons. Mais soudain Victoria, sur laquelle il continuait d’attacher son regard, ayant descendu de l’affût du canon, s’était perdue dans la foule, pendant que la colonne des vainqueurs de la Bastille s’éloignait.

— Continue ta marche… suis mes instructions… je te rejoindrai tout à l’heure, — avait dit tout bas l’abbé Morlet à Lehiron.

— À vos souhaits, mon révérend, — répond le brigand aussi à voix basse, — vous me retrouverez au cabaret de la Licorne, près la porte Saint-Honoré, car j’étrangle de soif. — Et ce misérable, désignant d’un regard féroce la tête du prévôt des marchands qu’il portait au bout de sa pique, ajouta : — Tonnerre de Dieu ! j’ai le gosier aussi sec que celui du père Flesselles…

Cette plaisanterie de cannibale fit rire le petit Rodin ; et il suivit son doux parrain. Celui-ci, se faufilant parmi les gens du quartier, surpris et effrayés des cris de mort poussés par la bande sinistre, s’informa, de ci de là, au sujet de cette belle femme brune coiffée d’un mouchoir rouge, et qui (disait le jésuite) se tenait naguère debout sur l’affût d’un canon… Une mercière, attirée par la curiosité au seuil de sa boutique, répondit à l’abbé Morlet :

— Cette belle jeune femme ? je ne la connais point ; mais tout à l’heure je l’ai vue sauter à bas de son canon et entrer dans la maison no 17, avec notre brave voisin M. Jean… elle l’aidait à soutenir le vieux père Lebrenn… pauvre cher homme ! Il y a plus de six ans que l’on n’avait plus entendu parler de lui dans le quartier ! Savez-vous d’où il sort ? D’un cachot de la Bastille, où il est devenu aveugle… Quelle surprise pour sa femme, la mère Lebrenn… qui le croyait mort…

— La famille Lebrenn demeure donc dans cette rue, ma chère dame ?