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tion la royauté, la noblesse, le clergé, la finance. Nos relations fréquentes avec des hommes de ces castes m’habituaient à voir en eux nos ennemis implacables. Cependant, l’habitude du bien-être matériel et ma dégradation précoce engendraient en moi une lâche inertie. Je ne me sentais ni le courage ni même le désir de tenter de fuir le repaire où je vivais. J’éprouvais des transes mortelles à la seule pensée de revoir mon père, ma mère, mon jeune frère ; de souiller, par ma présence, l’honnêteté de notre foyer ; enfin, leur existence était laborieuse et pauvre, il me semblait pénible de partager leurs privations, leurs travaux ; l’oisiveté, le luxe, m’énervaient, me dépravaient. Plusieurs années se passèrent ainsi. J’atteignis ma vingt-deuxième année. La femme qui nous détenait près d’elle mourut. Mes compagnes et moi, nous dûmes quitter la maison. Alors il me sembla soudain me réveiller d’un songe affreux. Je me trouvais sans ressources et incapable de gagner mon pain, mon apprentissage de l’état de couturière ayant été interrompu par mon enlèvement. L’effroi de la misère, ma résolution invincible de ne pas continuer de vivre dans l’abjection, l’incertitude de l’avenir, enfin mon attachement pour ma famille me donnèrent le courage de retourner près d’elle et de surmonter les terreurs de ma honte. Mes parents me croyaient morte : mon aspect les combla de joie et les rendit cléments. Je fis à mon père et à ma mère le complet aveu du passé. Tous deux me couvrirent de larmes, de caresses, et ne m’adressèrent pas un reproche. Mon père m’apprit que, par une fatalité étrange, l’une de mes aïeules, Anna Bell, enlevée à l’âge de cinq ans et vendue par une Bohémienne à l’une des femmes de Catherine de Médicis, avait été plus tard placée par cette reine au nombre de ses filles d’honneur, dangereuses sirènes qu’elle dressait à la prostitution, et qui devenaient complices et instruments de sa ténébreuse et sanglante politique. Je lus à cette époque notre légende plébéienne. Mon père, exaspéré de l’attentat dont mon enfance avait été souillée, imprima et ré-