Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Comment ! a-t-elle faim ? que diable veux-tu dire !

— Colonel, je ne peux pas nier tes agréments… tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu es séduisant, tu es adorable, tu es délicieux…

— De l’ironie !

— Ah ! par exemple ! est-ce que j’oserais ?… Tu es donc délicieux ! Mais pour que la pauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu’elle mourût de faim. Tu n’as pas d’idée comme la faim… aide à trouver les gens délicieux.

Et Pradeline d’improviser de nouveau, non pas cette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d’amertume et en ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu’il devenait presque mélancolique :

………………………….Tu as faim et tu pleures,
………………………….Petite… en ma demeure
………………………….Viens… tu auras de l’or.
………………………….Mais livre-moi ton corps.
………La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

— Diable ! ton refrain n’est pas gai cette fois, — dit M.   de Plouernel, frappé de l’accent de mélancolie de la jeune fille, qui d’ailleurs reprit bientôt son insouciance et sa gaieté habituelles.

— Je comprends l’allusion, — reprit le comte ; — mais ma belle boutiquière n’a pas faim.

— Alors, est-elle coquette ? aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles ? voilà encore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.

— Elle doit aimer tout cela ; mais elle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussi j’avais une idée…

— Toi ?… Enfin ça c’est vu. Et cette idée ?

— Je voulais acheter beaucoup chez ces gens-là, leur prêter même au besoin de l’argent, car ils doivent toujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petit commerce !

— De sorte que tu crois qu’ils te vendront leur fille… comptant ?