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quelques Bretons se mirent à chanter un naïf cantique à Notre-Dame de Bon Secours.

— À genoux, enfants ! cria Pierre.

Et tous, tous s’agenouillèrent avec ferveur. Ces yeux ardents se mouillèrent de douces larmes ; et c’était un tableau sublime, que celui de ces hommes pâles, souffrants et décharnés, joignant leurs mains tremblantes et amaigries, pour remercier Dieu de ce secours inattendu.

Elle était majestueuse la simple prière de ces hommes intrépides qui, s’élevant au milieu de l’immensité des vagues, semblait saluer le soleil naissant comme l’aurore de ce beau jour !

Qui semblait reconnaître un divin présage dans l’éclat de cet astre flamboyant de clarté effaçant les ombres d’une nuit obscure, comme le bonheur et le calme allaient éteindre jusqu’au souvenir de leurs affreuses tortures. Et la frégate avançait toujours sur le radeau serrant le vent au plus près.

— On quittera le radeau comme on y est entré, dit Pierre avec son habitude machinale de discipline. Les femmes d’abord, les mousses, les novices, les matelots et l’état-major. — L’état-major, c’était lui et son fils. — Oui, oui, notre bon lieutenant, répondirent les marins avec une joyeuse soumission ; car, avec l’espérance et la conviction du salut commun, étaient revenus la subordination, le dévouement, l’amour, le respect qu’ils avaient pour le lieutenant. — Père… tu ne seras jamais assez fort pour monter à bord ? dit Paul ; mais bah ! avec une chaise. — Mon Paul, mon enfant, répondit Pierre en l’embrassant, je ne sais quelle voix secrète me disait que nous ne nous quitterions pas encore. Et, vrai ! le ciel ne pouvait nous séparer ; car je l’implorais souvent pour toi, en secret, mon enfant, tous les soirs. Et il n’abandonne jamais ceux qui l’implorent… Tu le vois, Paul ? — Oh ! ma mère me l’avait bien dit, répondit le pauvre enfant avec une admirable expression de croyance et de tendresse, en baisant les mains de son père. — Eh bien ! eh bien ! dit en ce moment Szaffie avec un accent de profonde inquiétude… Vois donc, toi. — Et il montrait la frégate à un marin occupé à ses préparatifs de départ. — Oh, monsieur ! dit celui-ci, elle laisse arriver. Après elle va masquer… Mais non… oh !… oh !… — Enfer ! rage !… cria tout à coup Szaffie en frappant du pied avec violence. — Quoi !… qu’y a-t-il ? demanda-t-on. — Elle ne nous a pas vus, et vire de bord, mes beaux chanteurs de cantiques ! s’écria Szaffie d’une voix tonnante, les yeux flamboyants et en grinçant des dents à se les briser. — Oh ! c’est impossible, dit Pierre.

Et c’était vrai. La frégate louvoyait ; quand elle eut fini sa bordée, elle vira de bord pour en prendre une autre et faire ainsi sa route au plus près du vent.

Aussi le bâtiment s’éloigna, diminua peu à peu de hauteur, s’amoindrit, se voila de vapeur, devint presque imperceptible et disparut dans les profondeurs de l’horizon.

Tant qu’il y eut une ligne des voiles de la frégate au-dessus de la surface de la mer, il y eut un rayon d’espoir au fond du cœur de ces malheureux… parce qu’ils ne pouvaient pas, ils ne voulaient pas croire à une aussi atroce dérision du destin. Mais quand il n’y eut plus rien à l’horizon… rien… rien que le soleil étincelant sur la mer bleue, calme et déserte…

Oh alors !… ce fut la situation la plus poignante, la plus aiguë qui puisse fouiller le cœur d’un homme. Aussi, comme dans toutes les puissantes réactions du moral sur le physique, l’affaissement, la torpeur, succédèrent d’abord à l’état d’exaltation que l’espoir avait fait naître.

Cet engourdissement du corps et de la pensée dura quelques instants. On eût dit que ces misérables avaient besoin de cet espace de temps pour être précipités de l’immense hauteur de l’espérance jusqu’aux abîmes sans fond du désespoir ; pour bien savourer l’amertume de cette infernale déception, pour bien comprendre toute l’horreur de leur position désespérée, pour la bien voir face à face ; et puis, quand cette conviction fut bien entrée au cœur de chacun, froide et acérée comme la morsure d’un mourant, quand la mer et l’horizon furent bien vides, bien déserts, oh ! alors ce fut un horrible mélange d’épouvantables blasphèmes contre ce ciel qu’on avait invoqué, de cris de rage et de mort, poussés par ces hommes qui s’embrassaient naguère.

Alors la haine, la faim, que l’espoir avait un instant endormies, se dressèrent plus implacables et plus sanglantes que jamais.

Alors ces malheureux, comme pour se venger sur eux-mêmes de leur misère commune, se ruèrent les uns contre les autres, se frappant, se déchirant, exaspérés par une effrayante frénésie…

. . . . . . . . . . . . . . .

Szaffie, lui, poussa aussi un cri terrible, arraché par la douleur, et tomba anéanti. C’était un de ces insensés qui tâchait de lui couper le pied avec un couteau…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, cet accès de rage frénétique était passé ; la faim avait pris le dessus.

Pierre et son fils étaient couchés près l’un de l’autre ; leur raison commençait aussi à les abandonner. Tout semblait tournoyer autour d’eux.

Ils avaient le vertige.

Mais par-dessus tout dominait le sentiment d’une faim de tigre.

— Paul, dit Pierre d’une voix creuse et saccadée, j’ai bien faim, où avais-tu eu ce que tu m’as donné hier ? — C’était Szaffie. — En a-t-il encore ? — Je ne sais pas. — Viens voir, nous lui prendrons ; nous sommes deux.

Et ils se traînèrent en rampant près de Szaffie qui semblait sans mouvement.

Pierre lui mit le genou sur l’estomac, et lui appuya son poignard sur la gorge pendant que Paul le fouillait.

Paul trouva la boîte de vermeil ; Pierre le vit l’ouvrir.

— Donne ! donne ! dit-il à son fils. — Attends. — Non, donne. — C’est à moi ! dit Paul en arrachant le peu qu’elle contenait et le portant à sa bouche. — J’en aurai ! ou bien… cria Pierre en se jetant sur son fils avec un hurlement farouche.

Et une lutte affreuse s’engagea.

Ils réveillèrent Szaffie.

— Oh ! vous m’avez volé, vous vouliez m’assassiner. Tu vois, Paul, dit-il d’une voix faible en examinant les chances de cet effrayant combat ; c’est le poignard qui va décider entre ton père et toi… Maintenant… ah ! la belle bouchée qui a failli être parricide… Eh bien ! mange… mange…

La nuit vint heureusement voiler cette horrible scène…

Le lendemain, Szaffie, sortant d’une espèce de somnolence lourde et nerveuse, se crut sous l’influence d’un cauchemar affreux.


CHAPITRE XLVI.

La Calenture.


Et moi, je meurs ! je meurs ! Non, Dieu, tu n’es pas juste !
Frédéric Soulié. — Christine.

La folie n’est que la concentration de toutes les idées dans une seule pensée à l’extrême.
Cabanis. — Physique et Morale.


Il était midi. Le soleil presque vertical des atterrages d’Afrique, alors dans toute sa force, épanouissait ses rayons enflammés sur les eaux calmes et limpides, et les faisait miroiter de mille feux.

Le radeau, immobile sur cette mer unie, polie comme une glace, s’y réfléchissait dans les plus petits détails.

Les fragiles remparts de barriques et de filière ayant presque tous été brisés, arrachés par la tempête, le pont ne s’élevait pas à plus d’un pied hors de l’eau, sans aucun garde-corps.

Çà et là flottaient des lambeaux de vêtements, de cordages, de planches, éclairés, dorés par le soleil qui s’y jouait ; quelques armes rouillées, tordues, étincelaient aussi sur le pont.

Hors les blessés à mort et les cadavres, tous les matelots étaient debout, les yeux brillants, les lèvres rouges, le teint coloré, animé, resplendissant.

Seulement, au lieu de sentir cette chaleur douce et pénétrante que ces symptômes extérieurs semblaient annoncer, ils étaient baignés d’une sueur froide, leurs membres étaient roides et glacés.

Mais, excepté ce phénomène et un tic nerveux qui donnait à presque toutes les physionomies une expression bizarre et effrayante, rien ne disait en eux la longue torture qu’ils venaient d’éprouver.

Car les uns réparaient autant que possible le désordre de leur toilette, rajustaient leurs vestes déchirées, nouaient leurs cravates, en se disant : — Le lieutenant va commencer l’inspection : faut être propres.

D’autres croyaient voir au loin une ville toute resplendissante d’or, de marbre et de verdure, qui s’élevait en amphithéâtre.

— C’est là Smyrne, disaient-ils, et nous voilà arrivés. Dieu ! est-ce beau ? Vois donc ces dômes d’argent, ces bassins, ces orangers ; et des femmes qui nous appellent ! Viens-y, matelot… viens donc ! donne ton bras.

Et ils s’avançaient sur le bord du radeau, marchaient toujours comme si le pont et la mer n’eussent fait qu’une même surface, trébuchaient à l’extrémité des planches, tombaient, et étaient engloutis dans les vagues.

Alors quelques gouttes d’eau jaillissaient, l’onde se plissait, des bulles d’air venaient bouillonner, et puis la mer redevenait pleine, unie comme avant.

Ceux-là, assis autour d’une barrique vide, croyaient se délecter à une table abondamment servie.