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CHAPITRE XLII.

Incertitude.


En êtes-vous bien sûr, au moins ? Notre vie en dépend. — Très-sûr.
Gœthe. — Faust.

Oh ! que je t’aime, mon amour ! Quelle femme ne serait pas jalouse de moi ! — Oui. Mais vous avez aimé quelque fat, j’imagine, — sans parler de votre mari ; — de forte que j’ai l’honneur de succéder à un sot, et après une lutte peut-être… Mais c’est une dérision que votre amour, ma chère. Et vous avez cru au mien : c’est aussi par trop naïf.
M. S. J. — Pensées en actions.


— Commandant ! disait le vieux Bidaud, mon estime m’éloigne de quinze lieues du banc de Térim. — Et la mienne de deux lieues tout au plus, commandant, reprenait Merval. — Et ce diable de lieutenant qui me force de le mettre aux arrêts, et qui n’est pas là ! Il est vraiment d’un égoïsme trop cruel, pensait le marquis. — Et vous, commandant, votre estime où vous met-elle ? — Mon estime ? — Oui, commandant.

Et le marquis se vouait à Satan.

— Mon estime ?… Attendez donc… — Voilà votre routier, commandant. Faut-il voir ?… — Non ! non ? dit vivement le marquis. Mon estime se rapporte… à celle de M. Bidaud… Oui, oui, elle s’y rapporte parfaitement.

Ma foi, tant pis ! pensa t-il. C’est le plus vieux : ce doit être le plus savant ; et ça me tire d’embarras. D’ailleurs, donner gain de cause aux jeunes, c’est d’un mauvais effet.

— Ainsi, commandant, vous approuvez ma route ? dit le vieux Bidaud.— Oui, mon cher ami. — Il suffit commandant, répondit Merval en se retirant.

C’est à ce moment que Szaffie entra dans la chambre du commandant.

— Bonjour, commandant. — Bonjour, mon cher passager. — Mademoiselle de Blène va-t-elle mieux ? demanda Szaffie en montrant du doigt la porte de la chambre des dames, qui communiquait dans la galerie du commandant. — Mais le docteur dit que l’irritation nerveuse est presque calmée. C’est la peur. Elle est, du reste, bien reconnaissante de ce que vous l’avez sauvée ; car, dans son délire, elle ne faisait que vous appeler. Dame ! c’est que, sans vous, elle courait risque d’être noyée dans sa chambre, ajouta le bon marquis d’un air d’intérêt. Mais un bienfait n’est jamais perdu, comme on dit. — Vous avez bien raison commandant. Mais j’entends du bruit chez ces dames. — C’est probablement madame de Blène qui amène sa nièce dans la galerie pour lui faire prendre un peu l’air.


Une nuit d’été.

En effet, Alice, pâle, souffrante, entra appuyée sur le vieux Garnier et sur le bras de sa tante.

— Doucement, doucement, disait le bon docteur. Vous êtes encore si faible, mademoiselle, et…

Alice poussa un cri violent de surprise. Elle venait de voir Szaffie.

Madame de Blène la retint heureusement, tourna la tête, et voyant Szaffie :

— Mon Dieu ! monsieur, pardon ; mais votre présence a été si sensible à ma pauvre Alice… — Je vais me retirer, madame. — Non, monsieur. Je vous dois tant, elle vous doit tant, pour le secours que vous lui avez porté, votre vue lui sera bien douce : c’est seulement la première émotion qu’elle n’a pu surmonter.

En effet, Alice revint à elle, et son premier regard chercha Szaffie, et s’arrêta sur lui avec cette admirable expression de tristesse, de résignation, de bonheur et d’amour, qui révèle un de ces chagrins dont les femmes sont si heureuses. Szaffie détourna les yeux, s’approcha d’elle, et s’informa de sa santé avec sa politesse accoutumée, sèche et glaciale. Pas une émotion, pas un de ces regards rapides et profonds qui disent tant de choses ; rien dans la voix, pas une larme dans les yeux ; rien, que le savoir-vivre d’un homme du monde avec une femme indifférente pour lui.

— Ce n’est plus rien, maintenant, dit le docteur. Mademoiselle est remise ; tout cela était nerveux, et sans danger. Mais permettez-moi, madame, de vous quitter… Mes enfants m’attendent.

Le bon docteur sortit.

— Allons, allons ! tout va bien, dit le marquis. Nous arriverons bientôt à Smyrne sans encombre. En attendant, madame de Blène, si nous faisions notre partie comme toujours ? Ces diables d’événements nous ont interrompus. — Allez, ma tante, répondit Alice, qui vit l’incertitude de madame de Blène ; je me sens très-bien. D’ici je vous vois et je vous entends. Si j’ai besoin de quelque chose, je vous le dirai.

Madame de Blène alla dans la grande chambre, qui n’était séparée de la galerie que par une légère cloison, dans laquelle s’ouvraient deux portes.

Szaffie resta seul avec Alice.

— Oh ! Szaffie ! dit la jeune fille en cachant sa tête dans ses mains. — Souffrez-vous, mademoiselle ? répondit-il avec son sang-froid de glace. — Vous me le demandez, Szaffie ? dit Alice à voix basse. Que me reste-t-il, maintenant ?… le déshonneur. — Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, que, dans le cœur des femmes, l’amour ne tient qu’une place bien secondaire ? D’abord la vertu ; d’abord les convenances ; d’abord les devoirs ; d’abord… que sais-je, moi ? Et puis, après tout cela, vient l’amour ; et encore elles l’appellent déshonneur. En vérité, les femmes emploient ce qu’elles ont de plus vif dans l’esprit et dans l’âme, non à aimer, mais à organiser leurs passions, à s’arranger un amour commode et discret, une affection tranquille, qui vient à son tour, après les devoirs ou les plaisirs. Il y a un jour, une heure pour cela. On lit sur son mémento : À telle heure, oublier mes devoirs de fille ou d’épouse. Cette heure passée,