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quartiers-maîtres se reconnaissaient aux galons, dont leurs manches et leurs collets étaient garnis.

Le plus grand silence régnait à bord ; il était neuf heures, et on avait annoncé le marquis pour neuf heures et demie. Aussi l’état-major était rassemblé sur le pont. Pierre et les officiers militaires, vêtus du grand uniforme de la marine — à retroussis écarlates, et brodés d’or aux manches et au collet — portaient, au lieu d’épée, un poignard attaché par des cordons de soie. Le bon docteur avait les insignes de son grade brodés sur du velours rouge, et le commissaire portait les siens, en argent, sur du drap bleu. Paul, lui, était fier comme un enfant de son aiguillette d’or et du beau poignard à manche de nacre que son père lui avait donné.

— Ne voyez-vous pas quelque chose, maître timonier ? demanda le lieutenant. — Oui, lieutenant ; voici, je crois, un canot portant le pavillon attaché qui double la pointe. — Enfin nous allons connaître notre commandant ! dit Pierre en prenant la longue-vue. Oui, c’est bien lui. Monsieur Merval, faites mettre tout le monde à son poste de combat pour recevoir le capitaine.

Ce qui fut fait.

— Est-il gras ou maigre ? demanda le docteur à Pierre. — Ma foi ! je n’en sais rien. À cette distance-là, vois toi-même. — Il me paraît bien maigre ! dit tristement le docteur après avoir regardé. Mauvais signe, pour la table s’entend. — Allons, allons, messieurs ! à vos postes, dit le lieutenant ; le canot approche et va accoster tout à l’heure.

En effet, l’embarcation, montée par douze vigoureux matelots, décrivit un grand cercle avant que d’aborder, et vint, avec une justesse merveilleuse, perdre son erre, son élan, juste au pied de l’échelle de tribord.

À ce moment, Pierre parut au haut, à l’entrée de la coupée. Le sifflet de maître la Joie retentit, le tambour battit aux champs, on hissa la cornette, et deux belles tire-veilles, garnies de drap écarlate, furent jetées le long du bord pour faciliter l’ascension de l’ex-débitant, qui avait déjà ôté trois fois son chapeau et paraissait fort embarrassé pour monter.


CHAPITRE XIX.

L’inspection.


Tu le connais bien ; il a ses manières. Tu comprends ?

Raymann. — Bien, bien ! je comprends.

Schiller. — Les Brigands.

Mes compagnons, qu’en dites-vous ?

— Hum ! hum ! oh ! oh !

— Je suis de votre avis.

Burke. — La Femme folle.


M. Formon, marquis de Longetour, pendant la longue station qu’il avait faite derrière son comptoir, s’était un peu négligé sur la gymnastique maritime : aussi paraissait-il fort embarrassé pour monter à une échelle dont les échelons, appliqués sur les flancs du navire, laissaient à peine la place de poser le bout du pied.

Pourtant, s’aidant de deux tire-veilles, ou cordons qui pendaient de chaque côté, il commença sa périlleuse ascension. Arrivé à la moitié de l’échelle, il fit un faux pas, glissa, et se fût infailliblement tué s’il n’eût eu la présence d’esprit de se cramponner aux cordages. Mais, n’ayant plus de point d’appui, il resta suspendu, et tournoya dans les airs.

Alors un matelot de l’embarcation lui remit respectueusement les pieds sur l’échelle, et il put, grâce à ce secours inattendu, arriver sur le pont.

— Quelle diable de manœuvre fait-il donc ? disait le vieux Garnier ; est-ce qu’il essaye si les tire-veilles sont solides ? Mais décidément il paraît bien maigre ! — Je vous salue, messieurs. Mais votre escalier n’est pas commode.

Tels furent les premiers mots que l’ex-débitant adressa aux officiers réunis sur le pont de la corvette. M. de Longetour était emprisonné dans un bel uniforme tout neuf, avait un chapeau tout neuf, des épaulettes toutes neuves, une épée toute neuve. Oh oui ! toute neuve, toute couverte de cette légère couche humide et grasse qui atteste de la pureté virginale de l’acier. — Il était rayonnant, radieux, éblouissant ainsi, M. Formon, marquis de Longetour !

— Non, ma foi ! votre escalier n’est pas commode, répéta-t-il encore en saluant les officiers. — Nous sommes désolé, commandant, répondit Pierre, de n’en avoir pas d’autre à vous offrir ; mais permettez-moi de vous présenter l’état-major de la… Ah ! mon Dieu ! prenez donc garde, commandant : vous allez tomber dans la cale.

C’était M. de Longetour qui, en reculant trois pas pour se donner une contenance, s’était approché de l’ouverture du grand panneau, et allait probablement disparaître au milieu du discours de Pierre sans ce charitable avertissement.

— Commandant, reprit Pierre, si vous voulez vous donner la peine de descendre dans votre galerie, j’aurai l’honneur de vous présenter nominativement vos officiers.

Mais le commandant était tellement étourdi de tout ce qui venait de se passer, qu’au lieu de se diriger vers l’arrière, il se précipita vers l’avant du navire, suivi de l’état-major qui ne concevait rien à cette bizarrerie.

— Il va voir probablement les cuisines ? dit le docteur. Allons, c’est d’un bon naturel !

Enfin l’ex-débitant, se souvenant qu’autrefois la galerie se trouvait à l’arrière, après avoir fait le tour de la corvette, revint auprès du couronnement.

Il est vrai que cette promenade put passer aux yeux de l’équipage pour une inspection. Le lieutenant descendit alors, et précéda son supérieur dans la batterie où était situé le logement du commandant. Le digne marquis entra chez lui, et fut fort étonné du luxe qu’il y trouva.

— C’est très-gentil, tout ça ! dit-il à Pierre, fort gentil ! Mais, voyons présentez-moi, je vous prie, messieurs les officiers.

Pierre commença :

M. de Merval, enseigne de vaisseau. — M. de Merval. enseigne… Enseigne ?… Ah ! j’y suis : nous appelions ça autrefois capitaine de flûte, je crois. Et nous portions alors, autant que je puis me le rappeler, nous portions l’habit bleu et la veste, bordés d’un galon à la Bourgogne ; l’été, Sa Majesté nous accordait la faveur de porter du camelot. C’était, ma foi ! bien frais. Enchanté, monsieur de Merval, de faire votre connaissance !

Et le bon marquis salua. Pierre et le docteur échangèrent un coup d’œil de surprise. Pierre continua la nomenclature.

M. Paul Huet, aspirant de première classe, faisant le service d’officier à bord. — Mais vous vous appelez Huet aussi, vous, lieutenant ? — Oui, commandant ; c’est mon fils. — Ah ! bah ! charmant jeune homme ! ah ! il est aspirant ! Nous nommions cela… attendez donc… ah ! j’y suis ! gardes du pavillon de la marine. Nous avions alors un habit bleu de roi, doublé de serge écarlate ainsi que les parements et le justaucorps, le bas écarlate, le chapeau à la mousquetaire, le ceinturon façon de peau d’élan, doublé et piqué de fil d’or, boucles unies. C’était, pardieu ! d’un fort bon air ! et ce joli garçon-là eût été très-bien ainsi ! — Ah çà ! dit le brave commandant en frappant légèrement la joue de Paul ; ah çà ! nous sommes bien sage ? Papa est-il content ?

Paul rougit, contint avec peine une forte envie de rire, et salua. Pierre continua :

M. Garnier, chirurgien-major de la Salamandre.

Le vieux docteur s’avança.

— Ah ! ah ! monsieur le docteur, ravi de vous connaître ! J’espère que nous nous verrons comme amis, mais voilà tout ! car j’ai une peur enragée de vos outils ! — Pourtant, commandant, tout à l’heure, en vous voyant faire vos tours au bout des tire-veilles, j’ai bien cru que nous allions faire tout à fait connaissance.

Ceci fut dit malgré les coups d’œil et les signes réitérés du lieutenant, qui redoutait la franchise de Garnier.

— Le fait est, docteur, reprit le commandant, le fait est que j’ai assez drôlement pirouetté. — Oh ! mais très-drôlement, commandant ; nous en avons ri comme des bossus !

Ici Pierre devint rouge de colère.

— Tant mieux ! j’aime qu’on s’amuse et qu’on soit gai ! — Oh ! mais…

Le lieutenant interrompit le docteur qui allait riposter au commandant, et présenta le commissaire.

M. Gabilot, agent comptable, commissaire du bord. — Agent comptable, dit le commandant qui n’était pas au bout de ses souvenirs d’autrefois ; agent comptable ! bien… nous appelions cela officier de plume. Ils étaient habillés de gris, collet de velours cramoisi et bas cramoisis. — Monsieur le commandant est trop honnête ! répondit l’administrateur, trop bon de se souvenir de ces détails ; et, à ce sujet, je saisirai l’occasion de manifester mon dévouement pour la famille régnante que la Providence nous a rendue, que la Providence… — Mais taisez-vous donc, commissaire, dit le docteur à demi-voix en interrompant l’administrateur, on vous parle bas cramoisis, et vous répondez Providence ! C’est bête à manger du foin.

L’ex-débitant ne voulut pas être en reste, et reprit :

— Personne plus que moi, messieurs, ne la vénère et la respecte, cette famille que la Providence nous a rendue, je lui dois d’ailleurs le plaisir de vous connaître, et j’en suis enchanté ? Vous m’avez l’air bien bons enfants ! Ah çà ! j’espère que nous nous entendrons bien ? et je me sens déjà disposé a vous aimer, à vous aimer tous, à vous porter dans mon cœur comme mes enfants. Ah ça ! nous nous soutiendrons, n’est-ce pas ? et vous m’aiderez de vos conseils, car j’en aurai bien besoin, voyez-vous. Enfin, mes amis, pour finir par un mot qui doit trouver de l’écho dans tous les cœurs, — vive, vive le roi ! cria le bon marquis, ému jusqu’aux larmes et jetant son chapeau en l’air.

Le commissaire partit alors d’un tel éclat de voix, d’un cri royaliste tellement inattendu et éclatant, que le docteur en fit un bond furieux. Le lieutenant était au supplice. Il s’approcha du marquis, et lui demanda s’il voulait voir la corvette plus en détail.

— Non, non, mon ami, nous verrons cela plus tard. Mais, avant, je voudrais dire deux mots à ces braves qui sont là-haut.