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adieu au lieutenant et à M. Paul avant de filer mon loch ! Mais vous leur direz, car vous les verrez vous autres, si ces chiens-là vous laissent la langue et les yeux.

Ici sa voix s’affaiblit et sa respiration devint de plus en plus sifflante et embarrassée. Les matelots se rapprochèrent.

— Allons ! continua Giromon avec effort ; voilà que je coule à fond. Adieu, mes vieux flambarts ; aussi bien notre temps est passé, voyez-vous ? Notre pavillon a déteint ; les Anglais nous passent à poupe ;… aussi, j’aime autant aller voir si les navires de là-haut ont des voiles d’étais et des royales… Adieu, flambarts ! Je veux être à l’eau. Entendez-vous ? jeté à l’eau avec un boulet de 36 aux pattes. C’est le tombeau d’un marin… Adieu, encore ! adieu, Parisien. Aime un peu ma pauvre fille, ne bats pas trop mon épouse, et… ma foi ! vous ne me dénoncerez pas, vous autres ; ainsi… vive l’empereur ! Et il retomba mort.

— Ah ! chiens de buonapartistes ! Vive l’empereur ! Tenez ! en voilà de votre monstre d’empereur, de votre ogre d’empereur !

Et trois coups de feu éclatèrent par l’étroite entrée du judas. Giromon reçut une seconde balle dans la tête — balle perdue ; — le Parisien eut le bras effleuré ; Bernard le canonnier eut l’épaule fracassée, et tomba sur le coup.

— Mais ces gueux-là vont nous tuer comme des mouches ! cria le Parisien. Sortons d’ici, crochons-nous corps à corps, vengeons Giromon !

— À l’abordage, f…, à l’abordage ! Si vous n’avez pas vos couteaux, prenez ceux de la table, ajouta-t-il.

Et il s’élança dans l’escalier qui menait à la terrasse en brandissant un énorme couteau à découper dont il s’était armé. Malheur ! la porte était fermée, et ils entendaient le bruit sourd que faisaient une partie des Provençaux postés sur la terrasse en démolissant le plafond de la grande salle, pendant que les autres veillaient aux fenêtres qu’ils avaient barricadées, comme la porte, en se guindant sur le balcon. Bientôt une grêle de pierres et de plâtras annonça que les assaillants venaient de pratiquer une large ouverture au plafond à la faveur de laquelle les trois escopettes purent jouer dans toutes les directions, et mettre une dizaine de flambarts hors de combat. Heureusement les munitions manquèrent.

— Mes pichons, dit la reine de Saba, ouvrons la porte de cette terrasse maintenant, et allons les achever. Nos couteaux sont frais, et nous verrons si les Bretons ont du beurre ou du sang dans les veines. — Enfin ! crièrent les flambarts, la partie va être égale, quoique vous soyez deux contre un. — Vous avez voulu du sang ! il y aura du sang, dit sourdement le Parisien les dents serrées en entourant son poignet d’une serviette pour mieux assujettir le manche de son couteau. — Je suis à toi, mon pichon, cuisinier au grand couteau, dit la reine au Parisien en sautant dans la salle. — Ah ! viens donc, belle femme ! que je te fasse un collier d’acier français, hurla le Parisien en s’élançant à la rencontre du gigantesque Provençal. Le reste de la troupe s’étant aussi précipité, soit par l’escalier, soit par l’ouverture du plafond, la mêlée s’engagea furieuse.


CHAPITRE XV.

Combat.


Un soldat. — Ils ont barré le passage, et la porte est obstruée par des cadavres.

Un autre soldat. — J’ai la tête brisée, camarades. Au secours ! Je n’y vois plus !

Byron. — La Métamorphose du bossu.

Quel beau clair de lune il fait ce soir !
Un danseur à sa danseuse.


Silence ! pas un cri ! car un cri trahit une blessure ! Silence ! on mord en silence quand on est désarmé ; on égorge en silence, l’on tue en silence et l’on tue beaucoup, car le sang arrose le plancher. Mais pas un cri ! Et cette masse ivre, ardente, se croise, s’étend, se tord, se roule, tombe et se relève. Ongles et dents, tout est bon pourvu que le sang vienne à la peau. Mais pas un cri ! Silence ! excepté le bruit des pieds qui s’appuient, lourds, pour lutter ; le soupir qu’on étouffe en mourant, le choc du fer, le grincement de deux lames qui se rencontrent sur la même poitrine — car il faisait obscur, une seule lampe restait. — Silence ! on n’entend pas un cri ! Et les fenêtres ayant été ouvertes par les assaillants, on voyait, à la douce clarté de la lune, un riant paysage, des bois d’orangers couverts de fleurs, et un frais ruisseau qui serpentait argenté au milieu d’une vaste prairie ; puis les lucioles suspendaient aux lauriers-roses leurs pyramides de feux chatoyants, et le Poril chantait de sa voix grêle et sonore.

Les cadavres des blessés commençaient à gêner les combattants. On marchait bien sur ces corps, mais ce point d’appui était faux, on trébuchait souvent ; et dans une lutte corps à corps, couteau à couteau, morsure à morsure, tout l’avantage est pour celui qui peut comme ce Provençal se mettre à deux genoux sur son ennemi, et lui dire avec un cruel sourire, avec deux yeux flamboyants, rouges et fixes :

— Tu es à moi ! tiens donc, enfer ! voilà mon poignard tout frais pour un autre Français !

Ou comme ce marin qui disait à Hérode :

— Ma lame est cassée, mais je briserai tes dents avec le manche. Ah ! le sens-tu ? Je le crois, car les dents ont serré la poignée comme dans un étau. Garde-le, va ! je prends ta dague. Cordieu ! le manche est bien mouillé ! C’est du sang !… Oh ! que de sang !

— Enfin te voilà ? cria le Parisien à la reine ; depuis un quart d’heure je te cherche pour venger mon matelot, et te mettre au col l’acier que je te promis, belle femme ! — Tu es jaloux de mes faveurs, pichon ! dit le colosse avec un ricanement de hyène. — Oui, je veux te toucher au cœur ! répondit le Parisien, qui fut d’un bond sur la reine de Saba. — Oh ! viens, mon pichon, que je t’embrasse ; je serai bonne catin. Et pour souvenir je porterai ta tête en fanfaronne, murmura le Provençal en étreignant le Parisien dans ses bras de fer.

Leurs figures se touchaient. Ils restèrent ainsi une seconde, sentant leur souffle s’échapper de leurs narines gonflées.

Tout à coup la reine ouvre les bras en poussant un cri atroce, arraché par la surprise et la douleur. C’était un mourant qui lui dévorait la jambe. Le Parisien recula d’un pas, leva son grand couteau, qui tomba d’aplomb et en sifflant sur la poitrine de la reine, et s’y enfonça jusqu’au manche. — Enfin, j’ai touché ton cœur ! hein ! ma reine ? dit le Parisien en retournant son couteau dans la blessure, pour agrandir la plaie. — Oh oui ! tron de l’air ! tu m’as touché : mais je te donnerai un dernier baiser d’amour !

Et le Provençal, avec la rage convulsive d’un mourant, se jeta sur le Parisien et le mordit à la lèvre et à la joue avec une violence telle, que ses dents, traversant les muscles, allèrent froisser les dents du marin. Ils tombèrent tous deux.

— Le Parisien est mort ! crie un flambart. — Vengeance ! vengeance pour le Parisien ! — Vengeance pour la reine ! crièrent les Provençaux.

Et la mêlée devint plus sanglante, plus profonde. Comme les forces commençaient à s’épuiser, on se mit à blasphémer : rien n’aide comme cela. Mais les Provençaux étaient en nombre supérieur, protégés d’ailleurs par les habits, les bonnets de carton qui les déguisaient ; les matelots étaient épuisés, eux, par les excès de la veille. Déjà ils faiblissaient, accablés par la multitude. Déjà le succès doublait la force et le courage des Provençaux, lorsque la voix du Parisien vint ranimer les marins. Il était parvenu à s’arracher des dents de la reine, en laissant la moitié de sa lèvre. Il était couvert de sang.

— Courage ! courage ! Si nous laissons notre peau ici, arrachons-en de la leur, cria-t-il.

Et il se jeta à corps perdu sur Proserpine, en disant :

— Je suis galant ce soir. Que de maîtresses !

Et d’un côté on combattait avec l’acharnement du désespoir, et de l’autre avec la certitude et la conscience d’une victoire que les marins ne pouvaient disputer longtemps. C’était une effroyable boucherie. Il y avait du rouge en effet, comme avait dit la reine de Saba.

Et on voyait, à la douce clarté de la lune, un riant paysage, des bois d’orangers couverts de fleurs, et un frais ruisseau qui serpentait argenté au milieu d’une verte prairie ; puis les lucioles suspendaient aux lauriers-roses leurs pyramides de feux chatoyants, et le Poril chantait de sa voix grêle et sonore. Mais la voix du Poril, à cet instant, ne résonna pas seule ; un autre son, grêle aussi, mais aigu, mais perçant, mais pénétrant, vint retentir dans le silence de la nuit. Et ce bruit, s’approchant de plus en plus, devenait de plus en plus vif, étourdissant, expressif.

On peut le dire, c’était le son d’un sifflet bien connu à bord de la Salamandre. Et l’on devinait que celui qui en tirait ces bienheureuses modulations courait très-fort ; car les sons étaient comme accentués par une marche précipitée. Et les pas d’une troupe d’hommes résonnèrent sur le gazon. Et une troupe assez nombreuse de marins, commandés par Paul et la Joie, déboucha du bouquet de tilleuls, en criant :

— Courage, enfants ! voici du renfort ! En avant les flambarts ! en avant la Salamandre !

Et Paul, voyant les échelles encore plantées près du balcon, s’élança, suivi de la Joie, qui était sur ses talons ; et, en une minute, tout son monde ayant escaladé le balcon, se précipita dans la grande salle. Il était temps, je vous le jure !