Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/64

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Alors Giromon — le marin qui habillait des hommes en commissaire pour s’amuser à les battre — Giromon parut au balcon.

C’est assez dire que ces hôtes turbulents n’étaient autres que les flambarts de la Salamandre qui avaient reçu leur paye hier : on le sait.

Giromon parut donc au balcon. Mais dans quel état, mon Dieu ! Le visage pourpre, violacé, incandescent, les yeux brillants comme des étoiles ; les cheveux poudrés — le malheureux s’était fait poudrer par luxe ; — vêtu d’une chemise à manchettes et à jabot de la plus fine batiste, d’une vaste culotte de soie noire et d’un habit marron qui regrettait déjà son collet, une manche et un de ses pans. Il interpella Marius, qui hurlait de terribles imprécations.

— Nous t’avons prié de descendre, vois-tu, vieux sorcier, parce que tu nous sciais le dos avec tes : Allez-vous-en. — Mais, gueux que vous êtes, dit l’autre, depuis cette nuit vous brisez tout chez moi ; vous défoncez mes tonneaux. — On te les payera. — Vous cassez mes tables. — On te les payera. — Vous cassez mes chaises, mes verres, mes… — on te les payera, on te les payera. — Vous avez déjà manqué de mettre deux fois le feu à ma maison. — On te la payera. Mais j’y pense, on va te la payer la maison ; et alors elle sera à nous, et si tu as le malheur d’en approcher, tu danseras une danse où les entrechats se feront sur tes reins. Voyons ! combien vaut-elle, ta cassine ?


Paul.

Et Giromon leva la tête, regarda attentivement de côté et d’autre, comme un architecte expert, et dit :

— En veux-tu dix mille francs avec tout ce qui est dedans, et tu nous laisseras la paix, hein ? Allons ! c’est fait, la cassine est à nous ; et avant de nous en aller nous ferons avec un feu de Saint-Jean ; c’est justement aujourd’hui le jour. Et pour te prouver que les flambarts sont de bons enfants, ce sera pour toi la braise.

Et Giromon, enchanté de son idée, rentra malgré les dénégations de Marius. Car Marius épouvanté frissonnait, parce qu’il savait les malelots capables d’être de l’avis de Giromon, et de comprendre, d’adopter cette idée bizarre. Cinq minutes après, Giromon reparut avec deux pesantes sacoches.

— Voilà ta somme, chien de mangeur d’huile[1] : maintenant la maison est à nous. Prends de l’air, ou nous descendons t’appuyer une chasse. Allons, file ! tu nous gênes, et ça nous rend honteux et ces dames honteuses. Voilà ton argent.

Et les sacoches tombèrent lourdes en faisant entendre un tintement sourd et métallique. Marius les ramassa, puis il s’écria :

— Ah ! vous me chassez de chez moi, voleurs, pillards, brigands, buonapartistes que vous êtes. Je sais bien ce qu’il y a à faire, allez, scélérats de ponantais ! Et s’adressant à Giromon : — Tu vois bien mes volets, ils sont rouges, eh bien, il y aura bientôt ici de quoi les reteindre, et c’est vous qui fournirez la couleur ! Et il disparut avec les sacoches. — Tu dis, vilain chameau, que nous repeindrons tes volets ? Comme c’est à nous, nous les repeindrons si nous voulons, entends-tu ? Est-ce que nous sommes tes esclaves, eh ! chien de mangeur d’huile ? Oui, oui, tu fais bien de filer, sans quoi ton compte était bon. — Enfin, dit Giromon avec un profond soupir de joie intime et de satisfaction complète, enfin nous sommes chez nous ; nous voilà ce qui s’appelle chez nous.

Et il entra dans la salle avec cet aplomb, cette confiance du propriétaire qui marche sur son terrain. Il rentra. Quel spectacle et quel bruit !…


CHAPITRE XIII.

Beaux-arts.


Pas de chagrin qui ne soit oublié
Avec les arts et l’amitié.

M. Scribe.

Les femmes étaient là, comme partout, parées, musquées et coquettes, une vie çà et là.
Jules Janin. — La Confession.


Oh ! n’aimez-vous pas une de ces imposantes symphonies où cent musiciens attentifs concourent à exprimer un seul son composé de mille sons, une harmonie unique composée de mille harmonies, où cent musiciens lisent enfin, d’une seule et grande voix, un immense poëme musical, tour à tour vif et triste, folâtre et passionné ?

N’aimez-vous pas à songer avec admiration que ces bruits si divers, si opposés, se perdent, se fondent en un seul, et que ces extrêmes ne se touchent que pour s’unir en une mélodie ravissante ? car ce sont les éclats retentissants et métalliques du cuivre, et les cris doux et plaintifs du basson, les accords sourds et caverneux des instruments à cordes, et les chants purs et suaves des flûtes, les vibrations sonores de la harpe et les roulements funèbres des timbales. Quels contrastes de sons !

Et penser que tout cela a sa phrase ou son mot à dire, que tout complète l’effet général ; que depuis le solo ambitieux des premières parties jusqu’au tintement modeste du triangle d’acier, tout a la même importance, le même pouvoir, pour rendre l’harmonie expressive et grandiose.

Si vous aimez tout cela, alors vous aimerez, vous admirerez l’immense et tonnante voix de l’orgie qui rugissait dans la taverne de Saint-Marcel.

Mais, je vous le jure, il n’y avait pas non plus un bruit, un son à retrancher dans cette sauvage harmonie ; car cette harmonie aussi a ses exigences et ses règles immuables ; une orgie d’une belle facture, c’est si peu commun ! il faut tant de choses pour compléter sa mélodie à elle !

Il faut de tout, depuis les rires fous jusqu’aux pleurs de rage ; de tout, depuis les refrains joyeux jusqu’aux blasphèmes et aux hurlements, il faut aussi des cris de fureur aigres et perçants ; il faut des voix de femmes au timbre encore pur et frais, mais qui commence à trembler. Il faut des gémissements sourds, des hommes qui tombent lourds et avinés. Il faut les imprécations, les injures des gens qui se querellent, des mots de défi, des bruits de soufflets et des cris de mort. Le cliquetis et le froissement d’épées qui se croisent est aussi d’un admirable effet. Mais malheur ! c’est aussi rare qu’un véritable tam-tam dans un orchestre.

Que vous dirai-je ! il faut la sonorité mordante des verres et des bouteilles qui éclatent ; il faut l’aigre grincement des fourchettes que les ivres font crier sur la porcelaine.

Enfin là aussi tout est important, nécessaire, depuis les trépignements frénétiques d’une ronde en délire qui tourne et bondit, jusqu’au doux bruissement d’un baiser pris et rendu dans l’ombre ; il faut de tout, vous dis-je !

Et il y avait de tout cela dans la grand’salle de la taverne de Saint-Marcel, qui tremblait dans ses fondements aux accords de cette harmonie complète, oh ! bien complète, mais bizarre, mais effrayante comme ces bruits sans nom qui s’échappaient des bouches de l’enfer du Dante. Car les marins de la Salamandre étaient si heureusement doués par la nature, qu’ils improvisaient d’une manière admirable les différentes parties de l’œuvre gigantesque qui s’exécutait dans l’hôtellerie du respectable Marius.

Braves musiciens, bien nés pour cette musique !

Mais c’était peu encore que d’entendre la musique, il fallait voir le tableau ! car si l’orgie avait sa mélodie à elle, elle avait aussi sa couleur à elle. C’était une couleur puissante et sombre, une couleur vive, tranchée, heurtée ; des tons doublés d’éclat et de vigueur : car sur les visages le blanc devenait pourpre, le pourpre violet, et le violet bleu. Les yeux ne brillent pas, ils flamboient. Les veines ne sont pas gon-

  1. Les gens du Nord appellent ainsi les Provençaux.