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on saura que dans les habitudes nautiques la plupart des commandements se font au sifflet, dont le bruit sonore et aigu domine les mugissements des vents et des vagues. Ainsi pour maître la Joie, le sifflet, c’était une langue nouvelle, une langue à lui, tour à tour gaie, triste, colère ou satisfaite, une langue admirable pour traduire les impressions qui agitaient le vieux marin. À la manière dont il embouchait l’instrument pour commander une manœuvre, aux sons plus ou moins rudes, plus ou moins coulants qu’il en tirait, l’équipage devinait la nuance de son humeur.

Le bruit était-il cadencé, perlé, coupé de roulades et de roucoulements qui montaient et descendaient en gammes brillantes, éclataient, vibraient, retentissaient en modulations harmonieuses :

— Oh ! bon ! disaient tout bas les matelots ; il y aura bon quart ; maître la Joie est dans une bonne brise.

Au contraire, le sifflet ne laissait-il échapper qu’un cri sec, froid et dur, rauque et impératif, sans aucune fioriture :

— Veillons au grain, répétaient-ils à voix presque inintelligible : le vent a l’air de venir du côté des calottes, et si ce vent-là continue, il pleuvra des averses de coups de poing et de coups de pied.

Or ces prédictions météorologiques et psychologiques étaient d’ordinaire réalisées par l’événement. Mais ce jour-là il n’y avait place que pour l’espérance et la gaieté, que la paye avait fait naître dans l’âme des marins.


CHAPITRE IX.

Problème.


Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle.
Pascal. — Pensées.

L’inconstance du bransle divers de la fortune faict qu’elle nous doibve présenter toute espèce de visage.
Montaigne.


Certes ! si le bonheur existe, il existait ce jour-là à bord de la Salamandre. Le bonheur ! être fantastique et réel que chacun évoque sous une apparence si diverse. Ainsi au déclin du jour, quand le soleil, semant l’atmosphère de toutes les couleurs du prisme, inonde l’horizon de sa chaude lumière, qui se dégrade depuis le blanc le plus éblouissant jusqu’au rouge sombre et violacé, vous voyez quelquefois un nuage aux contours fugitifs et dorés, que la brise du soir balance encore au milieu des vapeurs de ce ciel brûlant

Ce nuage n’a qu’un aspect, et il en a mille… Pour l’un, c’est une colonnade gothique, élégante et grêle avec ses vitraux chatoyants… Celui-là y admire un arbre aux branches d’or et aux feuilles de pourpre. L’autre y voit une figure largement drapée, puissante comme Jehovah ; et celui-ci les lignes délicates et aériennes d’une ravissante tête de jeune fille au cou de cygne. Ainsi est-il du bonheur ! être idéal et positif, vrai comme la lumière et le son, et insaisissable comme eux ! le bonheur, qui revêt tour à tour les formes les plus opposées et n’en garde aucune. Car enfin, le bonheur ! est-ce une bouche de femme qui murmure à votre oreille un doux mot de tendresse ? une main tremblante qui ne fuit pas la vôtre ? est-ce une longue, longue promenade sur un gazon émaillé, sous la voûte épaisse des vieux chênes qui couronnent une île fraîche et verte… une promenade… avec son bras lié au vôtre… alors que le silence, et les reproches, et la tristesse, et les éclats d’une gaieté enfantine, et les brusques tressaillements… alors enfin que tout est amour, aveu, et que pourtant le mot amour n’a pas été dit ? Ou bien, le vrai bonheur, le bonheur durable qui baigne, qui inonde à jamais l’âme d’une joie céleste, serait-ce après l’aveu ?

Quand toute palpitante, toute heureuse du sacrifice qu’elle vous a fait, parce qu’elle a joué son avenir avec vous et qu’elle peut perdre : parce qu’elle prévoit des larmes bien amères à verser un jour… parce qu’enfin une femme qui aime a besoin de souffrir ? Est-ce après l’aveu ? quand, assis à ses genoux, elle vous dit avec un sourire si plein de larmes : — Oh ! maintenant, mon bonheur est à toi !… ma vie c’est toi, ma pensée c’est toi, mon âme c’est encore toi ! Maintenant, vois-tu, d’un mot tu peux me rendre la plus malheureuse des femmes, d’un mot tu peux me tuer… aussi, ange, ange adoré, mon amour ce n’est pas de l’amour… C’est un sens nouveau… un sens qui absorbe, efface tous les autres… un sens qui seul fait que j’existe. Le bonheur ! serait-il plutôt le dédain des déceptions humaines, parce qu’on les comprend, parce qu’on les prévoit toutes ? Ainsi vous trouvez une pauvre jeune fille, belle et misérable, côtoyant le vice et prête à y tomber… Vous en avez pitié… vous la tirez de sa fange ; vous parfumez, vous habillez ce corps, vous essayez de donner une âme à ce corps, en tachant d’y faire germer la reconnaissance ; et puis, grâce à vos soins purs et désintéressés, son esprit se façonne, ses grâces viennent, sa beauté se complète… Vous souriez à votre ouvrage… Et un soir votre ouvrage se sauve avec un laquais : mais, haussant les épaules, vous dites en riant : — Je m’y attendais ! et pas une fibre n’a douloureusement vibré dans votre cœur flétri. Serait-ce le bonheur, cela ? ou bien, mieux encore, un ami d’enfance avec lequel vous avez mis tout en commun, vous, ayant tout, et lui, rien ; un frère que vous avez soutenu de votre épée, un frère enfin qui vous trouvait pour pleurer avec lui quand il souffrait ; ce tendre et bon frère profite d’une réaction politique pour vous dépouiller et vous envoyer à l’échafaud ; et, comme il arrive pour vous y voir aller :

— Viens donc, paresseux ! tu as failli arriver trop tard ! lui criez-vous en riant.

Car vous ne trouvez pas un sentiment, pas même de la haine ou de la vengeance dans votre âme desséchée ! Vraiment ? serait-ce là le bonheur ? serait-il dans cette mort morale du cœur qui le laisse aussi insensible à la joie ou à la peine qu’un membre séparé du tronc l’est à la douleur ?

— Le bonheur ! Se révèle-t-il plutôt au milieu du luxe et de ses prestiges ? est-ce une maison de prince, des terres royales, des chiens et des chevaux, d’étincelantes livrées, d’antiques armoiries, la chasse et ses nobles fanfares qui font battre le cœur ?

La chasse ! la chasse ! Piqueurs, sonnez : meute, pousse tes cris, fais glapir tes cent voix. Tout est bruit et délire, aboiements des chiens qui mordent leurs couples ; éclats retentissants des trompes, hennissements des chevaux qui bondissent et creusent le sol.

— Allons ! Away Talbot ! mon bon cheval de race ! Away ! mon cheval favori ! toi, choisi dans les coursiers de pur sang, de généalogie célèbre et sans tache, qui piaffait dans mes écuries dallées de marbre blanc. Ô mon fringant et noble Talbot ! avec l’argent que tu m’as coûté j’aurais doté trois rosières, payé vingt actions désintéressées ; mais aussi que ta crinière est fine, lisse et luisante ! que ton garrot est saillant ! que tes jarrets sont nerveux ! que tes jambes sont sèches, larges et plates ! que ton sabot est délicatement arrondi ! que ta robe est soyeuse et dorée, mon Talbot ! Comment aurais-je jamais trop payé un cheval tel que toi ! Away ! on sonne le débuché, Away ! franchis fossés et barrières, saute, bondis, car ton rein vigoureux et élastique se détend comme un ressort d’acier ; Away Talbot ! emporte-moi, rapide, enivré ; car c’est une ivresse aussi qu’une course désordonnée.

Mais, en parlant d’ivresse, le bonheur serait-il au fond du verre de l’homme ivre, quand, y laissant sa raison, y noyant même son imagination d’abord excitée, il se borne à jouir, en végétal, de cet épanouissement nerveux que les esprits procurent à tout son être qui ne pense plus, qui ne voit plus, qui n’entend plus. Le bonheur ! dormirait-il chez ce bourgeois toujours épicier, toujours coiffé de loutre, toujours gras, toujours vermeil, toujours luisant, toujours satisfait, toujours honnête ? Chez ce bourgeois dont la femme s’appelle Véronique, est sur le retour, brune, adorée de son époux, accorte, vive et colère quand elle parle à son mari, mais qui montre ses dents blanches dès que le premier garçon de boutique lui serre les genoux derrière le comptoir ? Chez cet épicier qui nomme toujours sa fille Azéïda, son fils Théobald, et l’habille en artilleur ou en lancier ? Chez cet épicier, toujours électeur, toujours abonné du Constitutionnel, juré, sergent de la garde nationale, amateur d’opéras-comiques, de vaudevilles, de gravures guillerettes — c’est son mot — et de la nature champêtre des prés Saint-Gervais ? Chez cet épicier qui lit Voltaire, jure par saperlotte, et usait d’une tabatière Touquet lorsqu’il y avait une charte, qui ne va jamais à la messe parce qu’il est esprit fort et que la religion est bonne pour le peuple ? L’épicier serait-il enfin le bonheur incarné ?

Et elle est peut-être nécessaire cette longue et fatigante digression sur la chose introuvable, cette rapide et incomplète analyse de goûts si opposés, si variés, si inverses, pour vous amener à comprendre la bizarrerie, la folie des différents genres de bonheur qui se tramaient à bord de la Salamandre ! ni plus vrais, ni plus faux que ceux que nous avons énumérés. En effet, la plupart des marins rassemblés dans la batterie étaient assis, couchés, debout, comptant et recomptant leurs écus et les enfouissant dans leurs longues bourses. Puis, en attendant l’heure de mettre en pratique leur singulière théorie d’amusements, ils en parlaient avec ivresse et joie : se promettant, se jurant de se débarrasser au plus vite de cet or qui les gênait et les troublait dans la manœuvre, disaient-ils, par le son criard qu’il rendait. Ce point principal fut donc irrévocablement arrêté, non pourtant sans avoir été faire préalablement une visite, soit au lieutenant Pierre, soit au vieux Garnier, afin de leur remettre la moitié de leur paye destinée à leurs pères, mères, femmes ou enfants. Ceci est un usage reconnu, sacré, établi. Cette répartition faite, ils respirèrent librement, et purent alors se livrer (spéculativement) aux plus vifs plaisirs.

— Hourra ! disait l’un en secouant sa bourse ; il y a au fond de cela les trente meilleurs bidons de vin du Cap qui aient jamais pris source dans un tonneau pour venir se décharger dans le gosier d’un honnête marin ! — Par toutes les alcaouetas de Cadix ! disait l’autre en caressant avec amour la rotondité de sa sacoche, je tâte bien ici la peau la plus fine, la plus douce…, j’y vois les yeux les plus noirs, la gorge la plus blanche… Oh ! viens, Roson, Théréson, Toinon, que je t’embrasse… viens, bonne fille : il faut qu’avec loi, en deux jours, le trou aux écus soit à sec… Viens, Roson, Théréson, Toinon… que je l’embrasse.

Et il embrassait Roson, Toinon et Théréson, dans la vénérable personne de sa vieille sacoche.

— Et toi, Giromon, que feras-tu de ta caisse ? dit un autre à un com-