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Pierre Huet.

CHAPITRE PREMIER.

Le bureau de tabac.



Par divers moyens on arrive à pareille fin.
Montaigne.

Les mouvements les plus minutieux de sa méchante femme étaient réglés aussi juste que la meilleure montre marine fabriquée par Harisson.
Byron. — Don Juan.


Vers le milieu de la rue de Grammont existait à Paris, en 1815, un bureau de tabac fort achalandé ; rien n’y manquait : on voyait à l’extérieur le long rouleau de fer-blanc qui renfermait une lampe sans cesse allumée, l’énorme tabatière de buis ; et, au-dessus, une fresque de quatre pieds carrés représentant l’inévitable priseur qui, le pouce et l’index à la hauteur de ses narines dilatées, aspirait avec délices la poudre odorante. Aussi, une foule d’Allemands, de Russes, de Prussiens, de Bavarois, d’Anglais, désireux de charmer les loisirs du corps de garde, se pressaient chez M. Formon, qui leur débitait d’innocentes distractions en carottes, chiques ou cigares.

Par un beau soir de juillet, l’air était tiède, le ciel pur, et l’atmosphère se chargeait d’une poussière épaisse qui tourbillonnait sous les pieds des chevaux ; de brillants équipages se croisaient dans tous les sens, et les plumes bigarrées qui ondoyaient sur les shakos étrangers se mêlaient aux voiles et aux écharpes blanches dont toutes les femmes se paraient alors ; les boulevards s’émaillaient pour ainsi dire d’une foule de cocardes aux couleurs vives et variées, sans compter les riches dolmans des cosaques de la garde russe, le costume pittoresque des chasseurs écossais, et le sombre aspect des hussards de la mort, qui faisait encore ressortir l’élégance de ces splendides uniformes, tous étincelants de broderies et de galons.

Or, ce soir-là, le bureau de tabac de M. Formon ne désemplissait pas ; mais les habitués cherchaient en vain derrière le comptoir la bonne et