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coupée et écrasée en deux endroits… monsieur Wil… — Je suis tranquille, mon garçon… viens, nous allons nous cacher derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses cris de Mélusine, » dit le bonhomme en tâchant de marcher légèrement… pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une des portes de l’appartement de Jenny.

L’autre porte donnait chez sa mère…

Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure, échangeant de joyeux regards, ils attendirent… Atar-Gull sourit plus que d’habitude en se rendant à son service.

C’était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny ! On voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là. — L’amour, l’idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa mère étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d’un véritable enfant gâté, comme on dit.

Suivant l’usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais l’enduit qui les couvrait était d’un stuc si pur, si poli, si luisant, qu’on l’eut dit du plus beau marbre de Paros…

Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc, virginal, entouré d’une gaze transparente, soutenu par quatre colonnettes de cuivre ciselé.

Et puis, tout autour de l’appartement, on avait disposé des caisses d’acajou, assez profondes, supportées sur deux pieds de bronze et remplies d’une foule de ces beaux camélias sans odeur que l’on peut conserver près de soi pendant la nuit…

Enfin, de jolies chaises, tissées d’une précieuse écorce d’arbres, reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l’émaillaient comme un parterre. Le jour n’arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des persiennes et des stores de soie… seulement la fenêtre était entr’ouverte à cause de la chaleur. Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui réjouissaient l’âme.

Ce petit lit si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte, ces rubans et ce rameau bénit, ces simples bijoux, en un mot tous ces riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une vie de bonheur, d’innocence et d’amour… La porte s’ouvrit, et Jenny entra.

Sa mère, qui l’accompagnait, avait tendrement lié son bras à la souple et gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête sur le sein maternel…

« Allons, recouche-toi, dit madame Wil, nous avons prié ; il est encore de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus… je suis sûre que tu as mal dormi… »

Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d’elle…

« C’est vrai, maman, j’ai peu dormi… car le bonheur, vois-tu… empêche de dormir… je l’aime tant… il est si bon pour toi, pour mon père… mon Théodrick… — dit la jeune fille d’une voix argentine et pure, en baisant les cheveux gris de sa mère qu’elle mêlait en souriant aux grosses boucles de sa belle chevelure blonde. — Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute… — Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux et que tu eusses les miens… — Oh ! la folle… je vais la battre… — disait la bonne mère en tapant légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes… — Mais oui, maman, car alors tu serais jeune… moi, je serais vieille… et ainsi je mourrais avant toi… »

Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête pour que sa fille ne vît pas les larmes de tendresse qui roulaient dans ses yeux…

« Ah ! maman… tu pleures… mon Dieu, t’aurais-je fait de la peine ?…

Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec anxiété.

« Chère, chère enfant adorée… » murmura madame Wil en couvrant sa fille de ces baisers maternels qu’on payerait par des années de souffrance… quand on n’a plus de mère !…

Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa fille de dormir encore un peu…

« Je dors, maman, » répondit-elle en s’étendant sur son lit et en fermant tout à coup ses beaux yeux ; mais un malin sourire qui errait sur sa bouche dévoilait son vilain mensonge.

La porte de la chambre de sa mère se referma…

Alors Jenny ouvrit un œil attentif, puis l’autre, dressa sa jolie tête… son corps… écouta… les yeux grands, grands ouverts, comme une jeune biche aux aguets, et, n’entendant rien, fut d’un bond auprès d’un petit meuble surmonté d’une glace. — Puis elle prit dans ce meuble des rubans, des fleurs, de la gaze… et, chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick.

« Voyons, disait-elle, il faut qu’aujourd’hui je me fasse belle ; mais demain… oh ! demain… Quel beau jour… quel bonheur… et pourtant le cœur me bat bien fort quand j’y pense, mais ce n’est pas de frayeur… non… je ne crois pas… ô mon Théodrick ! serai-je bien comme cela, dis ?… »

Et elle s’approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de l’effet de la fleur, de la gaze qui devait tant plaire à son amant, que sa Eure et fraîche haleine ternit d’une légère vapeur la surface brillante de la glace.

Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée… y traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick… Un léger frôlement qu’elle entendit du côté de la fenêtre la fit tressaillir… elle tourna vivement la tête… les joues colorées, toute honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus chers…

Mais tout à coup ses lèvres pâlirent… elle jeta violemment ses mains en avant… essaya de se lever… mais ne le put… Elle retomba sur sa chaise, agitée d’un affreux tremblement… La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d’un monstrueux serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes, soulevait le store et s’avançait en rampant… Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre.

La disparition momentanée de cet affreux reptile semblait donner des forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s’y cramponna, tâcha de l’ouvrir en criant : « Au secours ! ma mère… au secours !… un serpent… »

Impossible…

Son père, sa mère, son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait :

« Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t’apprendra à avoir peur… petite folle… il ne te mangera pas… sois donc raisonnable… mon Dieu ! que tu es enfant ! — Prends cela sur toi, ma Jenny, dit sa bonne mère… une fois guérie de la peur, c’est pour toujours… Allons, sois gentille… »

Jusqu’à son Théodrick qui ajouta : « C’est moi, ma Jenny, c’est moi qui ai tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car c’est pour ton bien, ange de toute ma vie… »

Ils croyaient, eux autres, qu’il s’agissait du serpent mort qu’ils avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient…

Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte… Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au milieu des fleurs, que sa gueule entr’ouverte, qui bavait l’écume, béait sur Jenny. Il s’approcha… vit sa femelle morte… écrasée sous la petite table, et poussa un long sifflement sourd et caverneux. Il entoura avec une inconcevable rapidité les jambes, le corps, les épaules de Jenny, qui s’était évanouie.

Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune fille. Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge. La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent et ses yeux, gonflés de rage… qui flamboyaient.

« Ma mère, ô ma mère !… » cria-t-elle d’une voix éteinte et mourante…

À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible et strident répondit.

Et l’on put voir l’affreuse figure d’Atar-Gull qui soulevait un coin du store comme avait fait le serpent.

Il riait, le noir !!!

Jenny ne criait plus… elle était morte…

« Ouvrons-lui… car la peur, trop prolongée, pourrait devenir dangereuse… » dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de Théodrick et de sa femme… Il voulut ouvrir… Il ne pouvait… le corps de sa fille gênait… Il donna une violente secousse, et le cœur lui manquait… lorsqu’il se précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick tous deux dans un effroyable état d’agitation… ils virent leur fille… morte…

Et, comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre.

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N. B. Il reste à expliquer ce fait, historique d’ailleurs, et la part qu’Atar-Gull eut à cet événement tragique.

Connaissant, comme tous les nègres, les habitudes des animaux de la contrée, il eut un rayon d’espoir quand il proposa à Théodrick de porter le serpent mort dans la chambre de Jenny.

Il savait que ces animaux s’accouplaient toujours, et que le mâle, rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et suivrait peut-être sa piste.

Aussi eut-il le soin, comme on l’a dit, de prendre la femelle par la queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre, laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle…

Ce qui arriva…

Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle, suivit la piste, arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée, où le nègre, par un excès d’infernale prévision, avait encore écrasé une partie du corps, grimpa, souleva la jalousie… entra dans la chambre, étrangla Jenny et regagna son antre.

Atar-Gull avait calculé juste : la haine se trompe rarement.