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CHAPITRE XXI.

Herman Forster.


Pendant quelques moments, les trois acteurs de cette scène gardèrent un profond silence. La lampe jetait une clarté faible et vacillante ; le vent mugissait au dehors ; la pluie fouettait les vitres.

Saisie d’épouvante, brisée par cette dernière et horrible secousse, Jeanne était tombée à genoux. Elle portait une robe de soie brune qui rendait sa pâleur plus effrayante encore. Herman, debout, la tenait toujours par le poignet ; le bras de la malheureuse femme était inerte ; elle semblait mourante. Les traits d’Herman se bouleversèrent ; cette figure, d’une beauté accomplie, devint repoussante : sa lèvre supérieure se retroussa par une sorte de convulsion hideuse ; l’on vit ses dents, serrées par la rage, souillées d’écume. Ses yeux ronds s’ouvrirent démesurément ; leur pupille, en se contractant, laissa voir autour d’elle un orbe blanc injecté de sang. Herman serrait si violemment le frêle poignet de Jeanne dans ses mains courtes et rouges, aux ongles livides, que la main de la jeune femme, de blanche qu’elle était, devint d’un rose vif.

L’expression des sentiments les plus détestables s’amoncelait sur le front d’Herman, comme les sombres nuées d’orage sur un ciel d’abord pur et serein. La haine, la vengeance, la fureur s’y lisaient en traits épouvantables. Muet, il regardait fixement Jeanne.

Celle-ci, agenouillée, à moitié pliée sur elle-même, la tête renversée en arrière, la bouche entr’ouverte, ne le quittait pas non plus des yeux. Elle semblait fascinée par l’horrible regard de cet homme, dont elle ne pouvait détacher la vue.

Pierre Herbin, assis auprès de la table, tenait de la main droite une plume qu’il avait machinalement prise pendant son entretien avec Herman ; sa main gauche, ouverte et levée, exprimait un étonnement profond ; le col avancé, les yeux fixés, il contemplait la duchesse avec une stupeur incroyable. La physionomie de cet homme, quoique sinistre et repoussante, semblait douloureusement émue. Ses traits se contractèrent plusieurs fois, comme s’il eut éprouvé une violente lutte intérieure.

Herman rompit le premier le silence, en disant à Jeanne d’une voix terrible :

— Que veniez-vous faire ici ?… nous espionner ?

Madame de Bracciano ne répondit pas ; l’horreur la strangulait ; elle ne put que faire un mouvement négatif et suppliant. Deux larmes coulèrent le long de ses joues marbrées. Herman frappa du pied avec rage, et, secouant rudement le poignet de Jeanne, il ajouta :

— Vous voilà bien avancée, n’est-ce pas ?

— Grâce ! grâce ! murmura-t-elle, en tâchant de dégager son poignet de la douloureuse étreinte d’Herman.

— Allons, allons, Herman ! du calme, de la modération ! dit brusquement Pierre Herbin, qui, malgré son cynisme, n’approuvait pas la brutalité de son compagnon.

— Asseyez-vous ! dit durement Herman en abandonnant la main de Jeanne.

Pierre Herbin, plus pitoyable, aida la pauvre femme à s’asseoir, pendant que Herman marchait à grands pas dans la chambre. Il ne savait que résoudre. Un moment, il eut la pensée d’essayer de tromper encore Jeanne, de lui dire qu’il la savait là, que sa conversation avec Pierre Herbin n’était qu’un jeu ; mais cette fable était inadmissible.

Voyant ses projets désespérés, les ferments les plus horribles commençaient à bouillonner en lui. De même que les natures généreuses ne se développent dans toute leur splendeur que lors des circonstances extrêmes, de même aussi les natures perverses n’atteignent les derniers degrés du crime que lors des événements décisifs. Mille projets confus se heurtaient dans sa tête.

— Que faire, maintenant… que faire ? s’écria-t-il en s’arrêtant brusquement devant Pierre Herbin.

Madame de Bracciano, incapable de dire une parole, la figure cachée dans ses deux mains, faisait entendre de temps à autre un sanglot convulsif.

— Que faire ? dit Pierre Herbin, le diable le sait ! Ah ! maudit soit cet ivrogne de portier, qui ne m’a pas dit qu’il y avait quelqu’un ; nous n’aurions pas parlé comme nous l’avons fait. Madame n’aurait rien su. Ce qu’on ignore est comme non avenu ; et, si tu y avais mis des formes, elle aurait longtemps conservé son illusion ! Maintenant, je conçois qu’elle hésite et qu’elle n’ait pas de toi la meilleure opinion du monde.

— Il ne sera pourtant pas dit que je renoncerai à tout… au moment où tout allait réussir ! s’écria Herman en frappant du pied avec rage ; ou, si je suis forcé d’y renoncer, je me vengerai du sort… n’importe sur qui !

— Mais que veux-tu faire, encore une fois ? dit Pierre Herbin.

— Je n’en sais rien. Mais elle est en mon pouvoir ! et, par l’enfer, puisque sa démarche renverse toutes mes espérances, il faudra que j’en tire un avantage… je ne sais lequel. Si je n’y puis parvenir, eh bien ! au moins, je te le répète, je me vengerai !

— Te venger ! te venger !… sur elle ? dit Pierre Herbin, révolté de cette cruauté stupide et aveugle.

— D’abord, elle ne sortira pas d’ici ; on s’apercevra demain de son absence… la voilà déjà compromise.

Pierre Herbin haussa les épaules.

— Tu seras bien avancé. D’ailleurs, elle ne voudra pas rester ici… Et si on la cherche ?…

— Si on la cherche, on ne viendra pas la chercher ici, puisqu’on la croit amoureuse de ce colonel que Dieu confonde !

En entendant ces deux hommes disposer ainsi de son sort, Jeanne écouta leurs paroles malgré son effroi.

— Mais elle criera, reprit Herbin.

— Une fois renfermée dans la cachette que nous avions préparée dans le temps pour la recevoir et la soustraire à tous les yeux, dans le cas où elle aurait consenti à abandonner son mari, ses cris seront inutiles.

— Malédiction ! et l’autre ?… s’écria Pierre Herbin en frappant dans ses mains.

— Quel autre ?

— L’émissaire du colonel !

— C’est vrai, je l’avais oublié.

— Et moi aussi. Depuis la nuit d’avant-hier il n’a pas mangé ! s’écria Pierre Herbin, en se précipitant vers le cabinet dans lequel s’ouvrait la cachette où était renfermé le malheureux Boisseau.

— Un instant, dit Herman, qu’en ferons-nous ? Il dira tout.

— Le malheureux ! il doit être épuisé par la faim.

— Eh ! tant mieux, qu’il meure, nous en serons débarrassés.

— Imprudent !

— Tiens, vois-tu ? s’écria Herman dans un accès de fureur épouvantable, je sens, à la soif de vengeance qui me dévore, que je suis né dans un temps de crime et de massacre. Oui, je suis né sous une sanglante et fatale influence ; le sang de mon père a arrosé mon berceau. Je suis capable de tout… de la tuer, de me tuer moi-même, si je vois mes projets renversés !

— Herman, tu me fais peur !… dit Pierre Herbin, qui malgré lui pâlit en voyant l’expression de rage et de férocité qui contractait les traits d’Herman.

Puis, cédant à un sentiment de pitié qui prouvait que tout bon sentiment n’était pas éteint en lui, il s’écria en se rapprochant de Jeanne, qui, aux menaces d’Herman, avait relevé la tête, et le regardait d’un air égaré : — Tu me fais peur, c’est vrai, mais je te braverai plutôt que de me rendre complice d’aucune méchante action… envers madame. Je la prends sous ma protection, et nous verrons si, tout vieux que je suis, je ne saurai pas bien te mettre à la raison. Ne craignez rien, madame ; Pierre Herbin est un vieux misérable, mais il ne souffrira jamais qu’en sa présence on maltraite une femme, une femme comme vous. Malheureux ! ajouta-t-il en se retournant vers Herman, songe donc qu’elle venait mourir avec toi !

— Et qu’avais-je besoin de sa mort ! c’est ce stupide empressement qui a tout perdu.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Jeanne avec accablement.

— Infâme !  !  ! dit Pierre.

— Pierre Herbin ! prends garde, j’ai un nuage rouge devant les yeux, dit sourdement Herman.

— Il serait vert, bleu ou jaune, que cela n’y ferait rien. Madame, ne craignez rien, vous dis-je ; je suis là.

En entendant ces mots, prononcés d’un accent pénétré, Jeanne eut une lueur d’espoir ; par un mouvement naturel à tout être qui trouve un secours inespéré dans un pressant danger, elle saisit la main de Pierre Herbin dans les siennes, en s’écriant :

— Sauvez-moi ! sauvez-moi !

— N’ayez pas peur, vous dis-je, tant que je serai là.

— Et y resteras-tu, là ? s’écria Herman en se précipitant sur son compagnon infirme et âgé, et en le repoussant si vigoureusement, qu’il alla trébucher auprès de l’alcôve.

— Au secours ! mon Dieu !… au secours ! s’écria madame de Bracciano.

— Tonnerre et sang ! s’écria Pierre Herbin en se relevant, tu as porté la main sur moi !

— Si tu approches, je te tue ! s’écria Herman en tirant de sa poche un poignard dont il le menaça.

À ce moment, le bruit lointain du galop de deux chevaux retentit sur le pavé de la rue.

Herman se précipita à la fenêtre, l’ouvrit, et tâcha de voir dehors.

Les chevaux approchaient de plus en plus.

Enfin ils arrivèrent près de la maison, s’arrêtèrent, et on entendit frapper à la porte à coups redoublés.

— La nuit est si noire, que je ne distingue rien, dit Herman à voix basse.

Puis, refermant la fenêtre à la hâte avec un mouvement plus rapide que la pensée, sans que Pierre Herbin pût s’y opposer, occupé qu’il était aussi par le bruit des chevaux, il prit violemment Jeanne par le bras, ouvrit le cabinet de l’alcôve, la porte secrète de la cachette où était enfermé Boisseau depuis la veille, et y poussa madame de Bracciano, malgré ses faibles et impuissants efforts, malgré ses cris, qu’il étouffa en lui mettant la main sur la bouche.