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sonnier ici que vous ne me tuerez ; l’inquiétude de mes gens serait la même, et le résultat le même aussi pour vous, grâce aux dépositions du cocher de fiacre. Or, j’ai fait mon droit, et je sais à quoi sont condamnés ceux qui retiennent violemment les gens en charte privée ; et vous m’avez l’air de gaillards trop habiles pour vous exposer à une pareille peine.

— Tu es bien honnête de nous supposer de l’habileté, monsieur l’ambassadeur, et c’est parce que nous ne manquons pas d’habileté que tu resteras ici.


La princesse de Montlaur.

— Laissez-moi donc tranquille, dit Boisseau en haussant les épaules, c’est un nouveau piège que vous me tendez pour m’extorquer quelque lettre, mais vous n’y parviendrez pas ; votre plus court parti est de m’ouvrir la porte, mon cher monsieur du Poignard ; et vous, monsieur Herman Forster, croyez-moi, obéissez aux ordres du colonel, et partez le plus tôt possible pour Bayonne. En disant ces mots, Anacharsis s’était levé d’un air satisfait et se dirigeait vers la porte.

— Qui veut trop prouver, ne prouve rien, dit Pierre Herbin en lui faisant signe de se rasseoir. Je te dis que tu ne sortiras pas d’ici. Je pourrais bien te prendre ta clef, aller rue de la Victoire demander les lettres à Glapisson de ta part, ou l’attirer dans cette maison, en lui disant que tu as besoin de lui, mais il y aurait contre nous la chance des soupçons, des explications que je ne veux pas courir ; si Glapisson me gêne, je m’en débarrasserai par un autre moyen… Quant à toi, tu resteras renfermé ici… et, puisque tu prends tant d’intérêt à ce qui nous concerne, je vais te rassurer sur la suite de notre violation du droit des gens, comme tu dis. Écoute bien un plan pas trop mal imaginé. Herman va prendre ton manteau, vous êtes de la même taille ; à la nuit noire le cocher de fiacre ne le reconnaîtra pas et le prendra facilement pour toi. Herman se fait tout bonnement conduire sur un boulevard désert, donne un louis au cocher et lui dit d’aller rue de la Victoire avertir tes gens de ne pas s’inquiéter de toi si tu n’es pas rentré le lendemain, parce que tu es obligé d’aller à Versailles pendant un ou deux jours pour les affaires très-pressantes du colonel. Tes gens ont vu arriver le courrier, tu es parti au milieu de la nuit, rien ne leur semblera plus naturel que cette petite absence dans de si graves circonstances. Ils resteront donc tranquilles pendant deux jours ; ils commenceront à s’inquiéter le troisième, et ne feront les recherches que le quatrième ; or, nous sommes certains d’avoir exécuté nos projets après-demain au plus tard. Une fois cela fait, nous ne resterons pas une heure à Paris. Jusque-là, beau raisonneur, tu auras la bonté d’habiter un modeste logis situé ici près. Ne crie pas, ne te démène pas, cela ne te servirait de rien ; ce serait, comme tu le disais tout à l’heure, le pot de fer contre le pot de terre. Dans trois ou quatre jours tu seras libre ; tu vois que nous ne sommes pas si diables que nous en avons l’air. Je vois de l’or par terre… Je devine… c’étaient les frais du voyage de Bayonne. Eh bien ! avec cet or, car nous n’en avons guère, je te ferai de bonnes provisions, tu auras des journaux, des livres, tout ce qui pourra rendre ta captivité supportable. C’est bien le moins que nous fassions pour toi, qui empêches la ruine de nos plus chers desseins, ajouta Pierre Herbin d’un air goguenard.

Le malheureux Boisseau ne trouva malheureusement rien à répondre à ces menaces.

Le danger, n’étant plus exagéré, ne lui en paraissait que plus réel. Il prévoyait avec douleur que, faute d’être avertie à temps peut-être par la lettre que Raoul avait adressée à la princesse de Montlaur, la duchesse de Bracciano allait être sans défense contre les mauvais desseins d’Herman Forster, qui avait ainsi un immense intérêt à retenir Anacharsis.


Herman Forster.

Le moyen auquel ces deux misérables avaient recours pour y parvenir était odieux sans doute, et passible de peines sévères ; mais ils semblaient avoir assez d’intérêt à réussir dans leur projet pour braver ces punitions.

Quant à résister par la force, il n’y pouvait pas songer ; Pierre Herbin semblait très-vigoureux malgré son âge, et cet homme, aidé d’Herman, devait rendre inutiles tous les efforts du malheureux Boisseau.

Après avoir pesé, toutes ces chances, Anacharsis accepta, en soupirant, le sort auquel il ne pouvait échapper.