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Il poussait de fréquents hum, hum, en se débarrassant de son manteau le plus longuement possible.

Herman, surpris du silence que gardait Boisseau, lui dit de sa voix douce et perlée :

— Puis-je savoir, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler, et à quoi je dois attribuer une visite faite à une heure aussi indue ?

— Rien de plus juste, mon cher monsieur, rien de plus juste, reprit Boisseau d’une voix un peu émue, car, en jetant machinalement les yeux autour de lui, il venait d’apercevoir le poignard que Herman, dans sa précipitation à se lever, n’avait caché qu’à demi sous son traversin et dont la lame aiguë et brillante étincelait dans l’ombre par un jeu de lumière.

— Un homme qui couche avec un poignard, se dit Anacharsis, doit être capable de tout. Raoul a raison, malgré sa figure douce, c’est un tigre. Le portier est descendu, il a d’ailleurs fort mauvaise mine, cette maison est isolée et de sinistre apparence. Je suis seul, ceci devient aussi délicat que ma position avec les guérilleros. On dirait en vérité que le sort s’obstine à me prendre pour cet enragé de Boitot.

Ces réflexions mentales ne satisfaisaient pas la curiosité inquiète de Herman.

Il reprit avec une sorte d’impatience :

— Je désire savoir, monsieur, le but de votre visite… il est trois heures du matin, je n’ai pas l’honneur de vous connaître… et il faut sans doute un motif grave…

— Très-grave, en effet, mon cher monsieur ; sans cela, je n’aurais pas pris la liberté de venir vous éveiller de si bonne heure.

— Parlez, monsieur, je vous écoute.

Les hésitations de Boisseau recommencèrent. Par où devait-il aborder ce difficile entretien ? Enfin il reprit courage, appela toute son adresse à son aide, et dit à Herman d’un air à la fois paternel et mystérieux :

— Jeune homme… des protecteurs inconnus m’envoient vers vous… votre sort les a sensiblement touchés, ils veulent vous faire beaucoup de bien… Mais les circonstances sont telles qu’ils ne peuvent se livrer ici à toute leur bienveillance… pour que vous en ressentissiez pleinement les effets… il faudrait que vous fussiez hors de Paris…

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites l’honneur de me dire… monsieur, dit Herman d’un ton froid, et jetant sur Boisseau un regard perçant qui parut très-sinistre à l’ex-diplomate.

Néanmoins, il affecta une assurance qu’il n’avait pas et reprit : — Il me semble pourtant, mon cher monsieur, que je m’explique très-clairement. Des protecteurs inconnus auraient la plus grande satisfaction à vous voir éloigné de Paris, séjour toujours dangereux pour les jeunes gens, et qui n’offre qu’un médiocre attrait aux personnes que la fortune n’a pas favorisées. Vos protecteurs vous conseillent, dans votre intérêt, pesez bien ces mots, monsieur, ils vous conseillent, dans votre intérêt tout particulier, de quitter la capitale… de voyager dans le Midi… L’air y est très-salubre, le pays fort pittoresque… et Bayonne, par exemple, leur semblerait une résidence si convenable, qu’ils vous l’indiquent de préférence. C’est là, ajouta Boisseau d’un air mystérieux, c’est là, jeune homme, que vous recevrez d’eux des marques, des preuves d’intérêt qui vous surprendront, qui auront droit de vous surprendre…

— Monsieur, répondit Herman, après un assez long silence, vous me paraissez un homme de bonne compagnie, et je ne puis croire que vous veniez chez moi, à trois heures du matin, pour vous jouer de moi. Vous êtes évidemment la dupe d’une méprise.

— Nullement, mon cher monsieur, je ne crois pas m’être trompé, vous êtes bien M. Herman Forster, employé comme secrétaire chez M. le duc de Bracciano, n’est-ce pas ?

— Je suis bien en effet Herman Forster, monsieur. En cela vous ne vous êtes pas trompé, mais vous êtes dans une profonde erreur en me supposant des protecteurs connus ou inconnus… Il n’entre pas dans mes projets ni de quitter Paris ni d’aller à Bayonne.

Croyant faire un coup de maître et décider Herman par un argument sans réplique, Anacharsis tira de la poche de son gilet un rouleau cacheté, et dit, en le tenant bien en vue entre le pouce et l’index de sa main droite :

— La preuve, monsieur, que tout cela est fort sérieux, c’est que ces protecteurs inconnus dont vous déclinez l’existence me chargent de vous remettre ce rouleau de cent napoléons. Cet argent est destiné à vos frais de voyage et à votre premier établissement à Bayonne… une fois là… vous ne savez pas ce qui vous attend, dit Boisseau en posant délicatement le rouleau sur un coin de la cheminée, pensant avoir victorieusement triomphé du refus d’Herman ; puis il répéta d’un air confidentiel, en scindant pour ainsi dire ses paroles et en frappant légèrement sur le bras d’Herman :

— Non, mon cher monsieur, vous ne savez pas ce qui vous attend.

Herman fit un pas vers Boisseau, d’un revers de main dédaigneux il jeta le rouleau à terre ; les napoléons s’échappèrent et roulèrent sur le plancher.

— Comment, monsieur ! s’écria Anacharsis.

— De l’or ! dit Herman en le regardant fixement ; de l’or, monsieur… Cela devient en effet fort sérieux… la somme est assez forte, et ceux qui vous envoient doivent avoir un grand intérêt à m’éloigner d’ici…

— Cet intérêt est le vôtre, mon cher monsieur… Croyez-moi, ramassez cet or, et je vous aiderai, si vous le voulez… Profitez-en, partez pour Bayonne, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Vous croyez, monsieur ?

— J’en suis certain… J’ai la mission de vous accompagner jusqu’à la diligence. Faites ce qu’on vous demande… Ne vous opiniâtrez pas… dans une résistance inutile… Entre nous, voyez-vous, ce serait l’histoire du pot de fer contre le pot de terre…

— Vraiment ? et si je n’obéissais pas à ces protecteurs inconnus… monsieur ?

— Eh bien ! monsieur, vous courriez de grands risques… mais d’ailleurs… vous vous rendrez à la raison, vous ferez ce qu’on vous demande… Sans cela…

— Sans cela ? reprit Herman en attachant sur Anacharsis des yeux qui semblaient vouloir lire jusqu’au fond de son cœur.

— Sans cela, reprit vivement Boisseau, qui, autant par crainte que par impatience, voulait mettre fin à cette scène ; sans cela, monsieur, je vous forcerais à obéir en prononçant deux mots, deux simples mots.

— Ceci tombe tout à fait dans le roman, monsieur ; et ces deux mots ?… car je suis déterminé, vous entendez bien, absolument déterminé à rester ici.

— Prenez garde ! craignez !…

— Je crains peu de chose…

— Eh bien ! tant pis pour vous… Je voulais, par égard pour votre jeunesse, vous épargner sans doute d’humiliants souvenirs ; mais vous m’y forcez… ces deux mots sont… sont… Allons, au diable les noms allemands ! s’écria Boisseau ; heureusement j’ai sur moi la lettre de Raoul.

Fouillant dans sa poche il tira la lettre du colonel, l’approcha de la bougie, et après avoir parcouru quelques lignes, s’écria, triomphant d’avance de l’effet qu’il allait produire. Ces noms sont : Wilhelmine Butler !

— Wilhelmine Butler ! s’écria Herman en devenant pâle comme un spectre et en arrachant la lettre des mains d’Anacharsis.

— Monsieur, c’est un indigne abus de confiance.

Et Boisseau, pourpre de colère, se précipita sur Herman pour reprendre cette lettre.

Dans la lutte, l’unique bougie qui éclairait cette scène s’éteignit et tomba.

Le flambeau de cuivre, en roulant sur les carreaux, rendit un son perçant et métallique qui retentit dans le profond silence de la nuit.

Saisi de crainte, Anacharsis cria au secours !

— Par la mort ! silence ! s’écria Herman à voix basse, en tâchant de rencontrer Boisseau dans l’obscurité.

Malgré le cri de Boisseau, le silence qui régnait dans la maison ne fut pas troublé ; seulement on entendit au-dessus du plafond de la chambre d’Herman un bruit sourd et brusque, comme si quelqu’un se jetait précipitamment en bas de son lit.

Puis la même personne sans doute descendit pieds nus de l’étage supérieur, poussa la porte d’Herman, qui était restée entr’ouverte, et une voix creuse, enrouée, s’écria : — Qu’y a-t-il donc ? Est-ce qu’on s’assassine ici !

— Pierre Herbin, c’est vous ! dit Herman.

— Oui, répondit la voix.

— C’est le boiteux… l’homme dangereux ! dit Boisseau, tout tremblant en se sentant saisi dans l’obscurité par Herman.

— Entrez vite, reprit celui-ci, je tiens l’homme. Rallumez la bougie, le briquet est sur la cheminée.

— Quel homme ? dit Pierre Herbin, en s’approchant.

— Un émissaire de cet infernal colonel, qui sait tout ; mes lettres à Wilhelmine Butler sont surprises.

— Mille tonnerres ! dit Pierre Herbin. Et, au même instant, il fit jaillir une vive lumière d’une fiole phosphorique qui illumina de sa clarté verdâtre ses traits d’une laideur repoussante.


CHAPITRE VIII.

Pierre Herbin.


Pierre Herbin avait cinquante ans environ, une tête énorme, recouverte d’une forêt de cheveux presque blancs, touffus et hérissés ; d’épais sourcils noirs couvraient à moitié ses petits yeux d’un bleu pâle. Sa figure hâve et terreuse disparaissait presque sous une barbe grise, courte et drue, qui n’avait pas été rasée depuis plusieurs jours.

Ses traits étaient sinistres, durs ; sa lèvre supérieure, fendue en partie comme le colonel l’avait écrit à Boisseau, rendait sa physionomie plus repoussante encore.

Dès que la bougie fut allumée, Pierre Herbin alla fermer la porte à double tour, pendant qu’Herman lisait avec anxiété la lettre de Raoul dont il s’était emparé.

Boisseau, saisi de terreur, s’écria : — C’est un abominable guet-apens ! je vous somme de m’ouvrir cette porte ; vous n’avez pas le droit de me retenir ici.