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— Tout le monde ? monsieur le duc, dit la maréchale d’un air glacial ; je ne le crois pas.

— Nous sommes convenus, madame la maréchale, de ne jamais parler politique, car j’aurais le chagrin de ne pas toujours partager vos idées, dit M. de Bracciano d’un air impassible ; puis il reprit en s’adressant au colonel : En un mot, il s’agit de ce pauvre diable d’Herman, que vous avez vu souvent ici ; il est malheureux comme les pierres, orphelin… et je voudrais faire lever l’arrêt qui le proscrit, afin qu’il puisse retourner dans son pays.

Madame de Bracciano rougit, et Raoul arrêta pour ainsi dire au passage un regard d’étonnement qu’elle jetait à son mari.

La maréchale parut insensible à cette nouvelle, et le duc reprit : — J’en ai déjà dit deux mots à notre ambassadeur, M. de Narbonne. Je ne doute pas que votre recommandation, et peut-être celle du prince de Neufchâtel, ne puisse être utile à mon protégé, qui mérite d’ailleurs tout mon intérêt et à qui madame de Bracciano veut aussi beaucoup de bien.

Ces derniers mots furent prononces d’un air si naturel, si simple, qu’ils dissipèrent les soupçons qui s’étaient un instant élevés dans l’esprit du colonel.

— Je ferai mon possible pour vous être agréable, monsieur, reprit-il, et vous pouvez compter sur mon désir de remplir vos vues. Puis, saluant madame de Bracciano, il allait prendre congé d’elle, lorsque, se souvenant de Boisseau, il lui dit : — Me permettrez-vous, ma cousine, et vous, monsieur, de vous recommander, avant mon départ, un de mes meilleurs amis, M. Anacharsis Boisseau ? Il est arrivé ce matin même ; je ne pourrai pas avoir le plaisir de vous le présenter ; mais, si vous le permettez, il vous remettra une lettre de moi…

La maréchale regarda Raoul avec surprise, en entendant le nom de Boisseau, et prit, sans mot dire, une forte prise de tabac.

— Il était attaché à l’ambassade d’Espagne, reprit Raoul. Il a quitté la diplomatie pour s’occuper exclusivement d’antiquités. C’est un homme de fortune et de loisirs, rempli de cœur, de loyauté. Je l’aime comme un frère, et je vous saurai un gré infini, ma cousine, de ce que vous voudrez bien faire pour lui.

— Vous pouvez être sûr que, recommandé de la sorte et par vous, il sera de nos amis, dit la duchesse.

— Pourrai-je aussi espérer votre bienveillance pour mon cher Boisseau, madame la maréchale ? dit le colonel en souriant.

— Pour M. Anacharsis Boisseau ? Mais comment donc, je serai enchantée de faire sa connaissance ! comme disent vos belles fournisseuses et sénateuses, reprit en riant la maréchale ; puis elle ajouta d’un ton plus digne et plein de bonté : Vous savez, Raoul, que, quoi que disent les philosophes et les gazetiers, personne n’a moins de fierté que nous autres, ou plutôt que personne plus que nous n’est fier de compter avec le véritable mérite. Monsieur votre père était un très-grand seigneur, et il se faisait gloire d’avoir pour ami l’excellent, le vertueux Tronchet, et notre charmant abbé Delille. Mon oncle ne me parlait jamais sans un touchant ressouvenir du bon Maréchal[1], qui fut pendant vingt ans son médecin et son ami. J’accueillerai donc M. Anacharsis Boisseau comme il méritera de l’être, et, si je vous crois, il sera accueilli à merveille, quoique son nom grec et païen sonne assez mal à mon oreille chrétienne. Vous le savez, j’aime mieux les villageois que les bourgeois, mais j’aime encore mieux les bourgeois que les parvenus…

— Je vois avec peine que M. Boisseau m’enlèvera vos bonnes grâces, madame la maréchale, dit Jérôme Morisson, duc de Bracciano, en s’inclinant d’un air sec et poli…

— Je sais la valeur des mots, monsieur le duc, M. Colbert n’était pas parvenu… Il était arrivé… répondit la princesse de Montlaur, en se campant fièrement sur son grand cheval d’Espagne et du Saint-Empire, comme disait sa nièce, et en faisant sentir à M. de Bracciano l’inconvenance de son observation ironique.

Voulant détruire cette légère cause de dissentiment, le colonel reprit gaiement : — Je vous livre donc mon pauvre Boisseau, madame la maréchale, je le confie à votre générosité et à la vôtre, ma cousine. Puis, se retournant vers M. de Bracciano, il lui dit en lui serrant cordialement la main : — M. Boisseau est mon meilleur ami… Je n’ai pas besoin de vous faire de nouvelles recommandations, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, mon cher colonel…

— Allons… adieu Raoul… Revenez-nous bientôt… Vous savez qu’à mon âge… on part quelquefois bien brusquement, dit la princesse de Montlaur en souriant avec mélancolie.

— Il reviendra pour causer encore avec vous du « pauvre soldat l’empereur, » dit Jeanne en tendant sa main à Raoul.

— N’oubliez pas mon protégé, dit le duc.

— Je n’oublierai rien, dit le colonel en répondant à ces différentes marques d’amitié, et en jetant un regard expressif sur sa cousine.

Le soir même le colonel partit pour Vienne.


CHAPITRE VI.

Récits.


Deux ou trois jours après le départ du colonel, madame de Bracciano était assise dans son boudoir ; Herman Forster, à quelques pas d’elle, avait les yeux timidement baissés. Quoiqu’il fût âgé de vingt-cinq ans, sa figure était si juvénile, qu’il paraissait avoir dix-huit ans à peine. On ne pouvait voir des traits plus candides, une physionomie plus enchanteresse ; ses longs cheveux blonds, séparés sur son front à la mode des étudiants allemands, tombaient en nombreuses boucles sur son col ; un profil d’une pureté antique, de grands yeux bleus chargés de mélancolie, une bouche presque toujours effleurée par un triste et doux sourire, complétaient cette ravissante figure.

Sa taille mince, svelte, aisée, ne perdait rien de sa grâce sous les simples vêtements qu’il portait. La seule chose qui déparait ce séduisant ensemble étaient des mains courtes aux ongles plats et livides, mains fatales qui semblaient à la princesse de Montlaur d’un fâcheux pronostic.

Conservant le costume des universités allemandes, il portait une redingote bleue, un pantalon de pareille étoffe et des bottines noires qui lui montaient au-dessous du genou.

Herman semblait résister à une prière que lui faisait Jeanne.

— Monsieur Herman, disait-elle d’une voix attendrie, pourquoi me refuser cette preuve de confiance ? Ne voyez pas, je vous en conjure, dans ma demande un sentiment de curiosité indiscrète, c’est l’intérêt le plus vrai qui me guide…

— Hélas ! madame la duchesse, répondit Herman d’une voix enchanteresse, avec un accent d’indéfinissable mélancolie, que vous dirai-je ? Rien dans ma vie passée ne mérite votre attention. Ce sont des malheurs vulgaires, monotones, arides ; c’est la vie du pauvre et de l’orphelin dans sa triste uniformité. Il n’y a dans ces douleurs, madame, ni poésie, ni grandiose… ajouta Herman avec amertume.

— Est-ce donc un reproche que vous me faites ? dit doucement madame de Bracciano. Pouvez-vous interpréter ainsi mes questions ?

Puis, après un silence, elle ajouta :

— Vous avez raison, j’ai eu tort de vous faire cette demande. Ce sont les gens heureux qui peuvent jeter un regard satisfait ou indifférent sur les temps qui ne sont plus… Hélas ! pour l’infortuné, chaque souvenir est un chagrin.

— Oui, mais le malheureux qui compte ses années par les souffrances, se console en pensant que chaque jour sa tâche avance… répondit Herman.

Il y eut, dans l’accablement douloureux, dans le regard vague dont il accompagna ces mots, quelque chose de si désespéré, que les yeux de Jeanne se mouillèrent de larmes.

— Après tout, dit Herman, je ne pourrai jamais, madame, m’acquitter envers vous… Vous êtes la première, la seule personne qui ayez daigné me dire quelques paroles de pitié.

— De pitié !  !  !… murmura Jeanne.

— Quelque cruelle que me soit cette triste confidence, je la dois à ma bienfaitrice.

— Ah ! je comprends si bien la susceptibilité des âmes délicates. Mais rassurez-vous… je suis digne de vous entendre… Les âmes souffrantes ne sont-elles pas sœurs ? ajouta madame de Bracciano, en baissant la voix et les yeux.

Herman ne parut pas l’entendre, et commença son récit en ces termes :

— Je perdis mon père étant tout enfant. Il occupait les modestes fonctions de receveur dans un bourg voisin de Vienne ; ma mère ne lui survécut que peu de temps ; elle avait concentré sur moi toute sa tendresse. Les seuls souvenirs de mon enfance datent de cette fatale époque. La nuit, je m’éveillais quelquefois, je trouvais presque toujours ma mère en larmes, vêtue de ses vêtements de deuil, assise auprès de moi, et me contemplant avec une anxiété douloureuse. J’ai conservé pieusement quelques lignes tracées de sa main, pendant ses longues insomnies… Je ne devais les lire que plus tard… « Un secret pressentiment l’avertissait, écrivait-elle, qu’il lui restait peu de temps à vivre ; elle voulait passer ce temps à regarder son enfant… se privant pour cela de sommeil… » Bientôt elle ne dormirait que trop !

— Pauvre mère ! dit Jeanne en essuyant une larme.

Herman continua d’une voix émue :

— Hélas ! elle ne se trompait pas, madame… L’année de son deuil n’était pas expirée que je perdis ma mère… Je restai orphelin, sans ressources ; le pasteur du bourg me recueillit par charité ; je n’avais pas de parents. Ce ministre était le meilleur des hommes, d’une douceur, d’une angélique piété. Malheureusement pour moi, sa femme était d’un caractère brusque et jaloux ; elle voyait sans doute avec peine son mari me prodiguer presque les mêmes soins qu’à ses deux fils… Il est inutile de vous dire ce que je souffris alors, madame la duchesse… mais

  1. Premier chirurgien de Louis XIV.