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Ces mots éveillèrent en moi un souvenir bien cruel… Les larmes sont rares chez les vieillards ; pourtant je pleurai ; alors, Bonaparte avec une expression de sollicitude exquise, avec une vénération toute filiale, me prit la main, et la baisa respectueusement, en me disant avec une douceur inexprimable :

— Pardon, ma bonne mère ; je ne voulais pas vous attrister. Pauvre soldat ! Il y avait dans ses traits, dans son accent, quelque chose de si bon, de si pénétré, que, je l’avoue, malgré la bizarre familiarité de cette expression : Ma bonne mère ! je fus tout émue, plus émue cent fois que lorsqu’à la fin de notre entretien il m’annonça qu’il me rendait nos bois de l’Anjou et du Maine en considération de la noblesse de mon caractère et du mérite de mon mari.

— Et du mariage de Jeanne avec le duc de Bracciano, quoique vous ne fussiez pas instruite de cette circonstance, ajouta mentalement Raoul.

— Eh bien ! ma tante, pourquoi vous étonner de ce que Raoul ait été ensorcelé comme vous ?

— Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que j’ai eu une surprise de sensibilité, voilà tout : et j’en suis d’autant plus désolée, que maintenant je ne puis plus dire tout le mal que je pense de son empereur (et elle montrait Raoul), il m’a comblée, je dois me taire malgré moi… Et puis il faut bien me résigner à admirer les victoires qui étonnent l’Europe entière.

— Quand je vous disais, ma tante, que vous étiez très-bonapartiste.

— Je ne suis pas bonapartiste du tout, madame la duchesse ; je suis reconnaissante, et il n’y a malheureusement pas beaucoup de gens de cette opinion-là. Mais dites-moi, Raoul, avant de nous quitter, sermonnez donc bien Jeanne. Ah ! ah ! elle qui parle, je pourrais la traiter de républicaine, et Dieu sait qu’elle n’a pas d’excuses à invoquer en faveur de cette abominable opinion.

— Peut-être, dit tout bas le colonel, en pensant à Herman.

— Moi, ma tante ! quelle folie !

— Triste folie, mon enfant, d’ailleurs j’ai toujours jugé des avocats par les causes qu’ils défendaient et des partis par les hommes qui les embrassaient… Aussi, tenez, sans aller plus loin… Comment pouvez-vous être d’une opinion qui est celle de ce petit Allemand, qui est domestique de votre mari ?

— Ma tante, M. Herman Forster n’est pas un domestique.

— Ne reçoit-il pas des gages de M. de Bracciano ?

— Ma tante… quelles expressions, des gages… des gages !…

— Comment voulez-vous donc que je dise ?… Nous appelions toujours domestiques, et cela sans aucune intention blessante, je vous l’assure, nos gens d’intérieur, comme secrétaires, intendants, écuyers… Mon frère a eu pour domestique un intendant à 1,500 livres par an, l’avocat Duresnel, qui est aujourd’hui quelque chose, comme sénateur ou fournisseur, et comte, je crois, par-dessus le marché. Je ne vois donc pas en quoi cet Allemand serait humilié de recevoir des gages de M. de Bracciano. Mais il ne s’agit pas de ses gages, mais de lui… Eh bien ! mon enfant, rien qu’en voyant un tel représentant de l’opinion que vous vous amusez à défendre, ne devriez-vous pas renoncer à un jeu d’esprit qui peut vous commettre avec de pareilles gens ?

Le colonel ne disait pas un mot pendant cette scène : il se contentait de jeter un regard expressif sur madame de Bracciano. Celle-ci, impatientée des observations de la maréchale, lui répondit avec assez de vivacité :

— En vérité, madame, vous êtes aujourd’hui bien cruelle… Que vous a donc fait ce pauvre M. Herman ? Il est déjà si malheureux ! Pourquoi l’accabler encore ?

— Je ne vous comprends pas, Jeanne, dit madame de Montlaur avec une expression d’éloignement et de sévérité. Il ne peut y avoir rien de commun entre cet homme et moi. Je n’ai jamais manqué de pitié pour les malheureux, mais je trouverai toujours souverainement déplacé qu’un étranger oublie assez ce qu’il doit à ceux qui l’accueillent avec bonté, pour exalter devant eux une révolution qui leur a coûté un père, un aïeul et tant de parents et d’amis…

— Ma tante… vos reproches m’atteignent aussi…

— Non, mon enfant, pourquoi vous atteindraient-ils ? Bonne et généreuse à l’excès, vous vous intéressez aveuglément au malheur… Rien de mieux… Votre imagination romanesque et rêveuse se berce d’idées qui ont, si vous le voulez, quelque semblant de grandeur ; il n’y a pas très-grand mal à cela… Vos défauts ne sont que l’exagération naturelle de vos belles qualités… Ne parlons plus d’ailleurs de ces misères ; je trouve cet Allemand le plus ridicule du monde, avec ses airs d’apôtre et sa chevelure à l’enfant ; malgré son air doucereux et sa jolie figure, il m’a tout l’air d’un drôle fort madré… Et puis, avez-vous remarqué ces mains ? des ongles pâles et livides… C’est une sottise, si vous voulez, mais je me défie toujours des gens qui ont des mains pareilles…

— Ma tante, quelle folie !…

— Folie, tant que vous voudrez, mais cela est. D’ailleurs, qu’il ne soit plus question de cet étranger… Seulement, ma chère, ne laissez pas vos clef à votre secrétaire quand ce mélancolique petit monsieur vient travailler avec votre mari.

— Oh ! madame, quels odieux soupçons ! s’écria la duchesse indignée.

La maréchale, sans s’apercevoir de l’émotion de sa nièce, se tourna du côté du colonel et lui dit :

— Voilà comme elle est toujours : à l’entendre, le mal est impossible… J’ai pourtant de bonnes raisons pour dire ce que je dis… L’autre jour elle était aux Tuileries avec son mari… ; je vais, par hasard, dans la bibliothèque pour prendre un livre ; en passant près de l’escalier, qui est-ce que je vois ? Cet Allemand qui rôdait près de la porte de la chambre de Jeanne… au lieu de s’occuper du travail que M. de Bracciano lui avait donné à faire pendant son absence… Je vous dis, moi, ajouta madame de Montlaur, en se retournant vers sa nièce, que vous avez chez vous pour plus de deux cent mille écus de diamants, et un jour ou l’autre vous serez dévalisée, si vous n’y faites pas attention !

Madame de Bracciano, pâle, agitée, allait éclater, lorsque le colonel lui dit à voix basse : — Silence ! vous vous perdriez.

À ce moment, M. de Bracciano entra chez sa femme, qui contint à peine son émotion pendant que la maréchale aspirait longuement une prise de tabac d’Espagne.


CHAPITRE V.

M. le duc de Bracciano.


Les ennemis de M. de Bracciano disaient qu’il ressemblait à une fouine qui aurait eu la jaunisse. Ses traits fins et rusés, ses petits yeux perçants, qui regardaient toujours par-dessus ou par-dessous ses bésicles d’or, son teint bilieux, rendaient cette comparaison assez raisonnable.

Cette apparence chétive était loin d’annoncer la volonté de fer, la froide et impitoyable énergie de cet homme, un des plus puissants leviers qu’eut employés l’empereur !

Pour ajouter à ce contraste, la voix de M. de Bracciano était faible ; son accent, grêle et toujours d’une égalité parfaite.

On racontait que, revêtu d’un pouvoir presque dictatorial en Tyrol, il avait ordonné, sans témoigner la moindre émotion, le supplice de huit condamnés (nécessaire et terrible exemple), de cette petite voix aiguë comme le cri d’une cigale.

Après avoir respectueusement salué madame de Montlaur, avoir dit bonjour à sa femme avec cordialité, le duc, s’adressant au colonel :

— Est-il vrai, mon cher colonel, que vous partiez pour l’Allemagne ? J’arrive du conseil d’État : on m’a dit que vous devanciez à Vienne le prince de Neufchâtel.

— Il est vrai, monsieur, je venais faire mes adieux à madame la duchesse et prendre ses ordres.

— Vous savez l’objet de votre mission… Ce n’est, d’ailleurs, plus un secret… L’empereur l’a officiellement annoncé au conseil… Il divorce avec l’impératrice Joséphine, il s’unit à l’archiduchesse Marie-Louise, et le prince de Neufchâtel va épouser Sa Majesté Impériale au nom de Sa Majesté.

— Voilà l’impératrice délivrée du poids de sa couronne, se dit madame de Bracciano.

— Votre empereur épouse la fille des Césars ? s’écria la maréchale après quelques moments d’étonnement et de silence… Puis elle reprit avec une sorte de compassion : Pauvre soldat… il n’a pas lu Molière… Il fait là un mariage de Georges Dandin.

— Ah ! madame ! dit le colonel.

— Eh ! sans doute, reprit la maréchale, est-ce que le grand philosophe du grand siècle n’a pas dit : « Et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie ! » Ah ! les hommes… les hommes ! Les exemples ne leur servent jamais de rien.

— Madame la maréchale, dit gaiement Raoul, avouez au moins que M. de Sottenville serait, je crois, mal venu à dire : « Silence, mon gendre, » à un pareil gendre !

— Eh ! mon Dieu ! votre empereur croit, en s’alliant avec l’Autriche, qu’elle lui sera fidèle, vous verrez… vous verrez si, un jour ou l’autre, ce sournois de ministère anglais, que je déteste, car j’ai toujours exécré l’anglomanie qui nous a perdus, ne jouera pas auprès de cette puissance le rôle de Clitandre…, ajouta la maréchale en aspirant de nouveau une forte prise de tabac. Eh ! alors mon pauvre soldat de dire : « Tu l’as voulu, Georges Dandin, » mais il sera trop tard.

— Vous voyez loin ! madame la maréchale, dit le duc de Bracciano d’un air sérieux et en paraissant frappé des paroles de la princesse de Montlaur.

— C’est que j’ai vu longtemps et beaucoup… dit celle-ci avec mélancolie.

Pendant un moment, les acteurs de cette scène demeurèrent muets, absorbés par des pensées différentes.

Le duc de Bracciano rompit le premier le silence, et dit au colonel :

— Puisque vous allez à Vienne, seriez-vous assez bon pour vous charger de quelques réclamations auprès de la chancellerie de l’Empire ? Il s’agit d’un pauvre garçon que j’emploie comme secrétaire-interprète… Il a été compromis dans je ne sais quelle affaire politique… C’est une tête folle, ardente, un Brutus de dix-huit ans qui prend ses souvenirs de collège pour des idées, et ses amplifications pour des convictions politiques… un enfant qui ne rêve que révolutions et régénérations… Tout le monde a été comme ça… à son âge.