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— Allons, vous me donnez du courage, dit Raoul, et il reprit : Mariée à seize ans… par un dévouement sublime…

— Raoul ! dit Jeanne avec un accent de reproche.

— Oh ! je suis impitoyable, quand je parle de vos adorables qualités… N’éprouviez-vous pas la plus vive répugnance pour le mariage que l’empereur voulait vous faire faire ? Et quand, malgré le noble silence de votre famille, par une frivole indiscrétion, vous avez appris qu’en faveur de votre union avec le duc de Bracciano, les grands biens de votre tante lui seraient rendus, et que deux de vos vieux parents exilés seraient rappelés… ne vous êtes-vous pas généreusement sacrifiée…

— Raoul… Raoul… je vous en prie, pas un mot de plus…

Et pourtant… j’aurais encore tant de choses à dire… mais vous le voulez, je me tais… À votre entrée dans le monde, jeune, charmante, spirituelle, vivant presque toujours séparée d’un mari qui avait deux fois votre âge et que ses importantes fonctions absorbaient entièrement, vous avez été entourée d’hommages ; ces hommages ont été vains… Élevée par votre tante, madame la princesse de Montlaur, vous aviez tous les charmes de la vertu sans en avoir le pédantisme. Je vous avais vue tout enfant, pendant un séjour de deux ans que je fis, presque enfant moi-même, chez votre tante. À mon premier retour de l’armée, lorsque je vous revis belle et grande dame, parée de tant de séductions, je devins amoureux de vous, amoureux comme un insensé… mon aveu ne vous toucha pas… rien de plus simple… ni moi ni personne ne réunissait les qualités qui pouvaient vous plaire. Vous rêviez déjà sans doute l’idéalité qui devait un jour combler vos vœux les plus chers et les plus secrets…

— En vérité… je ne sais… dit madame de Bracciano en rougissant.

— Permettez-moi de continuer, dit Raoul : je ne cessai pas de vous voir ; vous m’intéressiez si vivement que, presque malgré moi, je me mis à vous étudier en silence. Je vous aimais tant, mais d’un sentiment si désintéressé, que je sacrifiai des amours peut-être sérieux à cette observation pour moi si attachante… Bientôt, à certaines bizarreries… à certain changement dans vos habitudes, je dirai presque dans votre maintien… je soupçonnai, je fus certain que vous aimiez…

— Raoul ! dit sévèrement madame de Bracciano.

— Jeanne, reprit le colonel avec un accent rempli d’émotion, tandis que ses beaux traits exprimaient la plus vive sollicitude, Jeanne, je vous le jure sur l’honneur, si je cherchai à pénétrer votre secret, ce ne fut pas par une curiosité jalouse ou vulgaire, ce fut par un intérêt loyal… fraternel… Ce fut peut-être par le pressentiment qu’un jour cette surveillance cachée ne serait pas stérile pour votre bonheur…

— Mais enfin, me direz-vous…


Le colonel se retourne, croise ses bras sur sa poitrine et nous dit : Halte !

— Quelques moments encore, et vous saurez tout, reprit le colonel. Dans le monde où je vous rencontrais presque chaque soir, en vain j’interrogeai vos regards, je ne découvris rien. D’ailleurs, l’attitude nonchalante, ennuyée, la rêverie presque continuelle que, vous portiez au milieu de ce brillant tumulte, et dont rien ne pouvait vous distraire, tout me disait que la personne qui vous occupait n’était pas de notre société habituelle. Souvent vous vous plaigniez à moi… de n’avoir pas d’occupations qui vous attachassent ; le dessin, la musique ne vous plaisaient plus ; vous voulûtes chercher quelques distractions dans l’étude des langues étrangères, vous vous mîtes à apprendre l’allemand… Choisir l’étude de l’allemand… pour se désennuyer, ajouta le colonel en souriant malgré lui, me parut peu naturel ; pourtant, je n’attachai pas d’abord une grande signification à cette fantaisie. Ce qui me frappa davantage, ce fut de vous entendre, vous, jusqu’alors élevée dans les principes de votre tante, toute monarchique et toute catholique, embrasser des théories presque républicaines… D’abord, cela me parut un jeu d’esprit propre à faire brûler votre imagination, un paradoxe bizarre, amusant à soutenir pour une femme de votre naissance ; mais bientôt je vous entendis défendre ces thèses étranges avec tant d’opiniâtreté, quelquefois même, permettez-moi de vous le dire, avec tant d’aigreur, que je fus convaincu que ce n’étaient pas vos idées, mais celles d’un autre que vous souteniez si ardemment.

— Votre sagacité est vraiment merveilleuse, mon cher cousin, dit madame de Bracciano en rougissant et sans pouvoir cacher un léger dépit. Comment donc, avec des renseignements si positifs, n’avez-vous pas découvert le nom de ce fortuné rival ?

— Je n’ai pas de rival, Jeanne… dit tristement Raoul en attachant sur Jeanne un regard rempli du plus affectueux intérêt. Depuis longtemps j’ai renoncé à toute prétention sur votre cœur… Si Herman Forster était mon rival, il y aurait de ma part peu de générosité peut-être à vous dire les choses fâcheuses que je dois vous dire sur cet homme…

En entendant prononcer le nom d’Herman Forster, les joues de madame de Bracciano devinrent pourpres ; elle resta un moment stupéfaite ; puis, cédant malgré elle à un sentiment de colère de voir son secret surpris et d’entendre parler ainsi de l’homme qu’elle aimait, elle s’écria, l’œil brillant d’indignation :

— Voilà bien les hommes ! la jalousie, l’envie, dénaturent les caractères les plus généreux ! Si l’on dédaigne leurs hommages… ils vous épient bassement… pour surprendre une confidence ou pour bâtir je ne sais quel roman ridicule, à l’aide des rapprochements les plus insignifiants… Allez… vous êtes la dernière personne que j’aurais crue capable d’une telle lâcheté ! Vous… vous !!! oublier assez ce que vous êtes pour calomnier un malheureux enfant… proscrit… abandonné…

— Pourrai-je douter maintenant de votre amour, en vous entendant défendre si vivement cet étranger ?

— Eh ! pourquoi ne le défendrais-je pas ? vous l’attaquez bien. Après tout, pourquoi donc rougirais-je d’un sentiment aussi pur qu’il est pro-