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Jeanne de Souvry, duchesse de Bracciano, avait vingt ans environ. Elle n’était pas d’une beauté régulière, mais de grands yeux bruns frangés de longs cils noirs, une pâleur rosée, une bouche gracieuse qu’effleurait presque toujours un sourire doux et mélancolique, de beaux cheveux châtains négligemment noués à la Paméla, lui donnaient un charme inexprimable.

Elle semblait rêveuse et triste.

Un exemplaire de Werther en allemand était à demi ouvert auprès d’elle : ses deux mains croisées sur ses genoux, elle agitait machinalement du bout de son joli pied les crépines massives d’un fauteuil de bois doré.


Elle va tomber… la queue brillante… elle va tomber.

Un valet de chambre annonça M. de Surville.

Jeanne et Raoul restèrent seuls.

— Quel brusque départ ! dit madame de Bracciano à M. de Surville, en le regardant avec intérêt ; vous allez à Vienne ?

— Oui, ma chère cousine… je suis désolé de partir… et pour plus d’une raison.

Après un assez long silence, Raoul reprit d’un air ému :

— Je voudrais vous parler avec une entière franchise… J’ai quelque chose de grave à vous dire ; je suis votre ami, votre parent, et pourtant je crains que mes paroles ne vous blessent ; ne croyant pas mon départ si soudain, voulant prendre quelques renseignements encore avant de vous faire part de mes soupçons… j’avais jusqu’ici retardé cet entretien.

— De quels soupçons ? dit madame de Bracciano étonnée.

— Écoutez-moi, dit Raoul d’un ton de cordialité affectueuse, vous savez, n’est-ce pas, combien je vous ai aimée ? Malheureusement vous aviez de moi une si mauvaise opinion, que mes soins ont été repoussés.

— Une mauvaise opinion de vous ! Non, Raoul, non, seulement j’avais entendu parler de votre légèreté, de votre inconstance, quoique vous n’ayez jamais eu, dit-on, et je le crois fermement, à vous reprocher envers une femme aucun mauvais procédé, aucune perfidie.

— Si mon inconstance était mon seul défaut, pourquoi n’avoir pas essayé de me rendre fidèle ? Cela vous était si facile !

— Oh ! c’était une trop grande tâche à entreprendre, mon cher cousin ; vous étiez et vous êtes beaucoup trop à la mode, beaucoup trop recherché, et, si cela se peut dire… beaucoup trop heureux.

Madame de Bracciano avait prononcé ces mots avec un accent singulier ; Raoul la regarda fixement ; elle baissa les yeux, et reprit après quelques moments de silence : — Et puis vous avez sur l’amour des idées qui ne seront jamais les miennes ; vous ne voyez qu’une distraction charmante, qu’un plaisir éphémère, où je verrais, il me semble, le destin de toute ma vie ; aussi je n’ai jamais fait la coquette avec vous ; je vous ai dit : Soyons bons amis, et ne parlons plus d’un sentiment qui ne peut exister entre nous. Vous m’avez comprise, Raoul ; vous êtes toujours resté mon ami, et, je le sais, le meilleur de mes amis, ajouta madame de Bracciano, en tendant sa main au colonel.

Celui-ci la baisa avec une respectueuse tendresse, et dit, après quelques moments d’un silence presque embarrassé :

— Je pars ce soir, et pour bien longtemps peut-être. Promettez-moi qu’en faveur de cette sincère, de cette vive amitié à laquelle vous croyez, vous m’entendrez sans mal interpréter mes paroles. Ce que j’ai à vous dire est tellement étrange, que je n’en aurais par le courage si votre bonheur, si votre avenir, peut-être, ne me semblaient pas menacés.


Enfin, fille intraitable et insolente… je vais être vengé de tes mépris.

— Expliquez-vous, Raoul ? Vous m’effrayez presque.

— Écoutez-moi donc… et, encore une fois, si ce que je vous dis vous blesse, si je vous semble céder à des sentiments indignes de moi… rappelez-vous que je suis un homme, et incapable d’une action méchante ou honteuse…

— Mais, en vérité, Raoul, je ne sais que penser. Qu’avez-vous à m’apprendre ? Pourquoi cet air grave ? Pourquoi surtout ces doutes ? Ne sais-je pas, mon Dieu, qui vous êtes ? qu’il n’y a pas au monde un caractère plus noble, plus généreux que le vôtre ?