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un enragé qui avait été envoyé en Tyrol pour y fomenter l’insurrection contre l’Autriche.

— Ah ! je comprends maintenant…

— Que te dirai-je, mon cher Raoul ? Je n’osai pas, tu le sens bien, décliner l’honneur que me faisait l’empereur ; je pris les diables de dépêches. Je partis, et à vingt lieues de Madrid, une belle nuit, je tombai en plein dans une guérilla… Je ne sais pas si je t’ai confié que je porte un gilet de flanelle sur la peau.

— Non, mon cher Anacharsis, tu ne m’avais pas encore fait cette confidence ; mais quel rapport ?…

— Tu vas voir pourquoi je te donne ce détail hygiénique. Tu sauras donc que je porte un gilet de flanelle ; j’avais très-adroitement caché mes dépêches entre flanelle et chair. Comme ma flanelle est d’un rose tendre, les sauvages l’ont prise pour mon enveloppe naturelle (je ne dis pas cela par fatuité…). Toujours est-il que cette méprise flatteuse sauva mes dépêches, mais faillit me perdre. Furieux de ne rien trouver sur moi, les brigands me mirent une corde au cou, et j’allais être accroché à un arbre, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, envoya sur la route un convoi… La guérilla se dispersa ; je me joignis au convoi, j’arrivai à Madrid avec mes dépêches ; mais l’émotion avait été telle… en me sentant la corde au cou, que tu en vois les traces fatales ; mes cheveux en ont pâli.

— Ce pauvre Anacharsis !

— Je remis mes lettres… Mais, quand le roi Joseph me détailla le diabolique métier que je devais aller faire en Portugal pour contreminer la diplomatie anglaise, toujours sous le nom de cet enragé de Boitot, j’expliquai le quiproquo, et, comme je ne parus pas sans doute répondre suffisamment aux exigences de la mission qui m’était destinée, toujours sous le nom de Boitot, on me renvoya en France. Cela m’expliqua du reste pourquoi le grand homme ne m’avait pas trouvé la physionomie qu’il s’attendait à me voir lorsqu’il me prenait pour ce déterminé.

— Ah çà ! et maintenant quels sont tes desseins ?

— Eh ! mon Dieu ! dégoûté de la carrière diplomatique, je revenais vivre et m’établir tout à fait à Paris, avec mille projets… mais voici que tu pars… ton diable de voyage vient tout changer, car j’avais une foule de choses à te demander encore.

— Parle… veux-tu embrasser une autre carrière ? dispose de mon crédit, je t’en supplie.

— Pas du tout : l’ambition m’a passé, l’ambition des affaires, des emplois du moins. Il m’en reste une autre.

— Laquelle ?

— Celle de voir le grand monde, le grandissime monde… Je voudrais me lancer, et j’avais compté sur toi… Marquis de l’ancien régime, colonel de l’empire, tu connais les deux aristocraties, celle d’autrefois et celle de nos jours… J’espérais donc que, grâce à toi, je pourrais me faufiler dans ces sociétés si brillantes, si recherchées.

— Sans doute, sans doute, reprit Raoul qui semblait réfléchir depuis quelques moments. Je puis t’ouvrir la porte de ces deux mondes, en te présentant avant mon départ chez une femme de mes amies, de mes parentes, qui tient à l’empire par son mari, et à l’ancien régime par sa naissance. Une fois reçu chez elle et recommandé par moi… comme le meilleur, comme le plus ancien de mes amis, peu à peu le cercle de tes connaissances s’agrandira, et tu verras bientôt la société que tu veux connaître… Mais, dis-moi, n’es-tu pas antiquaire, ou quelque chose d’approchant ?

— Voilà comme je fus antiquaire : il y a trois ans, me trouvant à Naples, je m’intéressai particulièrement à la prima donna du théàtre de San-Carlo. J’ai toujours eu du goût pour le théâtre. Un certain lord Williams Clark trouva plaisant de m’enlever ma diva… Bien !… Huit jours après, j’apprends que mondit lord convoitait une riche collection de médailles et de camées, je donne un tiers au-dessus de la valeur, et, à mon tour, je lui souffle ses médailles !

— Jusqu’à présent, mon pauvre ami, vos enlèvements mutuels me semblent tout uniment des débarras.

— Tu as peut-être raison, car une fois possesseur de ces diables de médailles, je n’en savais que faire. Aussi, par désœuvrement, je me suis cru obligé de feuilleter Winckelman.

— À merveille ! à merveille ! Écoute-moi ! Tu me connais, Anacharsis. Tu sais si j’attache la moindre vanité à la naissance ?

— Ah ! mon cher Raoul… à qui dis-tu cela ?

— Eh bien ! tu veux aller dans un certain monde ; si l’on ne s’y présente pas comme gentilhomme ou comme soldat, on y est, sinon mal vu, du moins sans signification. En t’y présentant, au contraire, comme antiquaire, comme savant, ça te classe tout de suite. Tu n’as plus de prétentions aux succès du cœur ?

— Aucune… aucune… Je ne prétends jamais qu’au cœur de quelque diva… française ou étrangère, et j’ai tout ce qu’il faut pour appuyer ces prétentions-là.

— De mieux en mieux, tu es antiquaire. Tu te donnes quarante ans ; tu étales tes précoces cheveux gris, tu entres immédiatement dans la catégorie des oncles, des chaperons, des tuteurs, des confidents et même des complaisants de charmantes femmes, ce qui n’est pas un rôle à dédaigner.

— À dédaigner, je le crois bien ! dis donc que c’est un rôle à ambitionner au contraire ! On se rend nécessaire, et, quand on a le bon esprit de ne vouloir rien autre chose que d’être agréable aux autres, on s’assure une fort bonne position.

— Je te vois dans les meilleurs principes ; maintenant, je te garantis le plus grand succès.

— Dis-moi, Raoul, je vais avoir l’air de te dire une bêtise énorme, mais il me semble que, pour ce monde-là, j’ai un nom bien vulgaire ? Hein ! Boisseau !… J’avais eu l’idée, pour donner à mon nom un petit air étranger, d’y ajouter un double w et d’en faire Boisseaw… Mais ça se prononçait la même chose. D’un autre côté, me faire nommer de Boisseau ou Saint-Boisseau, ça ne signifierait pas grand’chose non plus, j’y ai renoncé ; et pourtant cela m’inquiète.

— Mais tu es fou ! archi-fou ! N’es-tu pas antiquaire ? n’es-tu pas savant ? Est-ce que Monge, Chaptal, Denon, Berthollet, ont des noms aristocratiques ? N’as-tu pas cinquante mille écus de rente ? Avec cela… te dis-je, avec ton caractère prévenant et obligeant, ta position est bonne, crois-moi, tranquillise-toi.

— Mais quelle est donc cette femme de tes amies ou de tes parentes qui doit m’ouvrir les battants de ces deux grands mondes ?

— Madame la duchesse de Bracciano.

— La jeune duchesse de Bracciano… qu’on dit si ravissamment belle. Ah scélérat ! archi-scélérat !

— Tu te trompes, mon pauvre Anacharsis.

— Ta, ta, ta, je me trompe ! on sait ta discrétion, mais on sait aussi tes étourdissants succès. Crois-tu donc qu’on soit si fort relégué dans la banque et dans la bourgeoisie, qu’on n’ait pas entendu dire que le colonel de Surville était la coqueluche des plus jolies femmes de la cour ?

— Je te le répète, mon cher Anacharsis, tu te trompes, tu verras par toi-même la fausseté de tes soupçons. Bien plus, un certain service que j’aurai peut-être à te demander te prouvera mieux encore que je ne puis avoir aucune prétention sur le cœur de ma cousine.

— Un service ! je suis à toi.

— Je ne puis encore m’expliquer. Je dois voir ce matin madame de Bracciano. En allant lui faire mes adieux, je lui parlerai de ta présentation ; si elle l’accueille, comme je l’espère… alors, mon ami, je te dirai tout.

— Et le duc de Bracciano, quel homme est-ce ?

— Ancien conventionnel, il s’appelait Jérôme Morisson pendant la révolution ; c’est un homme de haute capacité, l’empereur l’a employé dans de grands emplois civils. Dernièrement, il l’a nommé duc et lui a fait épouser ma cousine, mademoiselle Jeanne de Souvry, fille du vicomte de Souvry et nièce de la maréchale princesse de Montlaur.

— Pur mariage de convention, alors, à moins que le duc ne soit un homme aimable.

— C’est tout un roman d’héroïsme et de dévouement que cette union, de la part de ma cousine, bien entendu. Quant au duc, c’est un homme de cinquante ans, sombre, taciturne, d’un esprit ironique et morose, mais d’une rare intelligence et d’une fermeté qui approche quelquefois de la dureté. Il s’est montré impitoyable dans le gouvernement de plusieurs provinces étrangères ; par cette froide énergie, il a rendu beaucoup de services. L’empereur fait grand cas du duc de Bracciano, quoiqu’il ne ressente pour lui aucune sympathie. Il l’emploie comme un excellent instrument, et disait un jour, en parlant de lui, dans son langage pittoresque : « … J’aime Bracciano, comme on aime une bonne barre de fer qui ferme bien une porte, ou qui soutient bien un toit. »

— Grand homme ! comme il vous peint cela d’un trait, dit Anacharsis. Ah çà ! et tu ne veux pas que je t’appelle scélérat, quand tu es le parent, l’ami intime d’une jeune et charmante duchesse qui a pour mari une si vilaine barre de fer ?

— Non, te dis-je… ce soir, peut-être tu sauras comment je ne suis que l’ami… mais l’ami le plus dévoué… le plus vrai de madame de Bracciano, car elle ne m’a jamais aimé, elle ne m’aime pas et ne m’aimera jamais autrement !

— Et elle, est-elle aussi spirituelle que belle ?

— Il est impossible d’avoir un esprit plus charmant, plus naturel, une éducation plus cultivée, plus de talents, plus de savoir même, et moins de prétention à une supériorité qui lui est acquise à tant de titres ! Mais tu dois avoir besoin de repos, Dauphin veillera à ce que rien ne te manque. Je verrai tantôt madame de Bracciano ; en revenant, je te dirai le résultat de mon entretien avec elle, et peut-être, je le répète, aurai-je à mettre ta discrétion et ton amitié à l’épreuve.

Vers les deux heures, le colonel se rendit à l’hôtel de Bracciano, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.


CHAPITRE III.

Confidences.


Madame de Bracciano attendait M. de Surville dans un très-élégant boudoir blanc et or (il y avait alors des boudoirs) rempli de fleurs et meublé avec toute la lourde somptuosité de l’époque.