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nous ont rejoints en Allemagne, est-ce qu’ils ne se sont pas révoltés ; est-ce qu’ils ne se sont pas mis à massacrer un nouveau colonel qu’on leur avait donné pour les mater, le fameux colonel Picot, qui sortait pourtant des mameluks, et qu’on disait le plus terrible militaire de la grande armée.

— Peste… quels gaillards !… Et c’est Raoul de Surville qui a succédé à cet infortuné colonel Picot ?

— Oui, monsieur… Ce fut alors que Napoléon nous envoya pour dompter les sangliers. Figurez-vous, s’il vous plaît, M. le marquis avec ses vingt-quatre ans, sa jolie figure, sa voix douce et sa tournure de grand seigneur, arrivant au milieu de ces vieux pandours, dont beaucoup avaient servi en Égypte. Mais, dit M. Dauphin en s’interrompant, tenez, voici un quidam qui vous racontera le reste mieux que moi. Et il montra à Anacharsis un homme de quarante-cinq ans environ, en pantalon et en veste d’uniforme, qui entra timidement dans le salon.

Cet homme était Jean Glapisson, ancien brigadier de dragons du régiment de M. Surville. Il servait alors le colonel comme piqueur, chargé de ses chevaux de guerre.

C’était une de ces figures bronzées, cuivrées, tannées, immortalisées par Charlet, portant des cheveux ras et de longues moustaches noires. Sachant l’attachement du colonel pour Dauphin, Glapisson respectait infiniment ce dernier, qui lui imposait d’ailleurs beaucoup par ses grandes manières de majordome.

— Tenez, Glapisson, dit Dauphin, racontez à monsieur comment nous vous avons domptés et changés de sangliers en marquis… Car vous étiez alors… un sanglier… et par ma foi, des plus farouches, Glapisson.

— Ah ! monsieur Dauphin, dit Glapisson en baissant les yeux d’un air honteux et embarrassé, et tortillant son bonnet de police.

— Figurez-vous, monsieur Anacharsis, dit le valet de chambre, qu’avec son air sainte-n’y-touche, ce malheureux-là, qui ne donnerait pas une chiquenaude à un enfant, c’est une justice à lui rendre, s’est permis de faire rôtir des moines en Espagne !  !  !

— Ah ! dame, monsieur Dauphin, écoutez donc, c’est pas nous qui avions commencé ; les révérends avaient fait cuire dans le four de leur couvent un maréchal de logis chef de l’escadron, et notre timbalier. C’était pas beau, non plus ! dit doucement Glapisson.

— Et les religieuses d’Astorga, vilain monstre ? répondit Dauphin avec indignation.

— Ah ! dame, monsieur Dauphin, la mère abbesse avait empoisonné la citerne du couvent… Sur cent cinquante cavaliers de ma compagnie, il y en a eu soixante-deux qui sont morts en se tordant comme des enragés. D’après ça, on pouvait bien rire un peu avec ces dames !

— Taisez-vous, abominable scélérat, et racontez à monsieur comment M. le marquis est venu à bout de vous tous, vieux démons incarnés ! et surtout ôtez votre chique infecte ; je crains ses suites pour le parquet, et vous n’êtes pas ici au corps de garde.

Glapisson ôta sa chique, la mit dans le turban de son bonnet de police, passa ses longues moustaches entre son pouce et son index, se hancha légèrement à gauche, toussa modestement, et commença en ces termes, en s’adressant à Anacharsis Boisseau : — C’est tout simple, monsieur ; quand nous sommes arrivés d’Espagne à l’armée du Nord, ça nous a dérangés de nos habitudes ; nous étions habitués à faire la guerre en corps francs, à fusiller ces gredins de paysans, tant nous nous méfiions d’eux, à écarteler les senores, en récompense de ce qu’ils nous sciaient entre deux planches, etc., etc., enfin à faire les cent dix-neuf coups pour avoir la paix. Nous voilà en Allemagne, bon ; nous croyions, nous, qu’on pouvait traiter les meynhers comme les senores, mais ce n’était plus ça… D’abord, on nous ôte notre colonel, le vieux Ledoux, le brave des braves, cinq blessures, onze campagnes, l’œil crevé d’un coup de lance, le nez de moins… un troupier fini, qui ne connaissait que son drapeau, que l’honneur de la France, et qui se promenait tous les soirs à Astorga dans une vinaigrette trainée par quatre sacristains, attelés avec des grelots et des panaches !

— Si on a vu pareille abomination ! dit Dauphin, se joignant les mains.

— Et même, reprit Glapisson, qu’un dragon de mon peloton, qui était le cocher, me dit que c’était un petit maigre qui tirait tout. Enfin, c’est pour dire que le colonel Ledoux était le père du soldat. On nous l’ôte à notre arrivée en Allemagne, et on nous envoie le colonel Picot, un dur à cuire, qui sortait des mameluks ; il commence par nous faire les grosses dents, nous lui répondons par les nôtres, en vrais sangliers ; enfin ça va de manière à ce qu’on ne pouvait pas dire que le colonel et nous, nous nous caressions. Un jour, à quelques lieues d’Heildeberg, nous avons des raisons avec notre hôte, pour un petit veau de rien du tout que nous avions dépecé pour l’histoire de rire, et que nous emportions en quartiers sous nos chabraques… Finalement, nous trouvons que le paysan est dans son tort, nous l’enfermons dans sa cassine, nous y mettons le feu, tant pis, ça le regarde… Bon ! voilà que le colonel Picot prend ce prétexte-là pour nous traiter comme les derniers des derniers. Notre ancien colonel, lui, nous aurait pris par la douceur, nous aurait dit : Mes enfants, vous aviez le droit de tuer le veau et de brûler la maison ; mais y enfermer le paysan… c’est bête… Oui, oui, c’est bête, que nous aurions répondu en reconnaissant nos torts. Touché de ça, le colonel Ledoux nous aurait dit : Alors, c’est bien, n’en parlons plus. Nous nous serions fait écharper pour lui ; mais aussi, lui, c’était le père du soldat.

— Ah çà, finirez-vous, avec vos regrets, dit Dauphin ; nous parlerez-vous du colonel Picot ?

— M’y voilà, monsieur Dauphin, m’y voilà… Le colonel Picot, lui, comme je vous le disais, nous traite comme les derniers des derniers, s’ébouriffe, tire son sabre, nous ordonne d’aller éteindre le feu… Nous répondons que nous ne sommes pas des pompiers, alors il tombe sur nous et nous massacre. D’abord nous prenons ça très-bien ; pourtant, quand nous voyons une douzaine de dragons blessés, on s’impatiente, on se monte ; finalement, on lui envoie deux coups de mousqueton, il en meurt… Bon, nous voilà bien, sachant ce qui nous attend ; nous nous barricadons dans le village, en envoyant nos officiers et nos sous-officiers se promener où il leur plaira, bien résolus a nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous rendre et de dénoncer celui qui avait tué le colonel Picot.

— Ah çà, mais vous étiez de véritables diables enragés, dit Boisseau.

— Il ne s’agit que de savoir prendre le soldat, monsieur. Le colonel Ledoux… le brave des braves… nous aurait…

— Encore, dit Dauphin. Finirez-vous, Glapisson ?

— M’y voilà, monsieur Dauphin. Finalement, le petit caporal apprend nos farces, et dit : « Il n’y a que le colonel Surville qui soit capable de venir à bout de ces brigands-là ; s’ils ne nomment pas ceux qui ont tiré sur le colonel, le sort décidera, et on en fusillera un par peloton. Le colonel Surville arrive avec un trompette pour nous conter ça. C’était la veille du combat d’Arnheim, sur les huit heures du soir. Dame, monsieur, quand nous voyons cette jeune barbe qui venait nous arrêter et nous fusiller à lui tout seul, d’abord ça nous a fait rire comme des bossus. Il fait sonner à cheval par son trompette ; nous nous mettons aux fenêtres.

— Soldats, je suis votre colonel : l’empereur m’envoie vers vous ; si dans un quart d’heure vous n’êtes pas rangés en bataille sur la place, ou si vous ne m’avez pas dénoncé les misérables qui ont tiré sur le colonel Picot, nous nous fâcherons.

En entendant ce joli petit jeune homme nous dire ça, ça fut des rires, des sifflets, des cris à n’en plus finir : Charivari pour le colonel ! charivari pour le colonel !

Lui, sans se déconcerter, tire sa montre, regarde l’heure, et dit de son petit air tranquille : — À neuf heures précises vous serez sur la place, en bataille.

Ce sang-froid nous fit de l’effet. Nous nous disons : — C’est un brave ; ce qui ne nous empêche pas de faire un tapage d’enfer, en criant qu’on nous rende notre ancien colonel Ledoux ; qu’on nous promette de ne pas nous décimer, et alors nous nous rendrons. Le quart d’heure se passe ; le colonel retire sa montre, fait sonner à cheval, bien entendu nous ne descendons pas ; alors il se met à nous dire : Vous ne voulez pas vous mettre en bataille ? — Non ! non ! — Eh bien ! je vois ce que c’est, dit le colonel : on attaque demain la redoute d’Arnheim au point du jour, vous ne voulez pas vous battre, vous avez peur ; vous êtes un tas de…

— Assez, assez, dit Dauphin en interrompant à temps Glapisson.

— Et il nous tourne le dos, reprit le dragon. Dame, monsieur, à ces mots-là, en nous entendant traiter de lâches, c’était à qui dégringolerait les escaliers ou le long des fenêtres, à qui débarricaderait les portes pour courir après le colonel ; nous étions comme des tigres déchaînés ; c’est un hasard qu’il n’ait pas été massacré ! Cinq ou six dragons, j’en étais, nous accourons sur lui, furieux, le sabre à la main. Il se retourne, croise ses bras sur sa poitrine, nous regarde d’un œil… sapristie… quel œil ! et nous dit : Halte !… d’une voix si ferme, si calme, que nous nous arrêtons tout court, comme à un commandement de parade. — Remettez, sabre, nous dit-il de la même voix. Il n’y a que le premier pas qui coûte : nous rengainons… en un moment ; les autres dragons arrivent ; nous l’entourons en vociférant… il nous appelle lâches !… Il faut le fusiller comme le colonel Picot !… Mais lui, pas plus ému que rien du tout, toujours les bras croisés, nous laisse crier. Au bout de quelques minutes, il dit : Silence dans les rangs !… on l’écoute.

— Je vous dis que vous êtes des lâches, reprit-il, parce que, si vous aviez du cœur, dans deux heures, vous auriez enlevé la redoute d’Arnheim (vous savez, monsieur, que les dragons se battent aussi à pied) ; mais vous n’oserez pas. — Nous n’oserons pas !… nous n’oserons pas ! que nous disons en fureur… Mais conduis-nous-y donc à ta redoute ! Nom de nom de nom… et tu verras si le 17e dragons a jamais boudé au feu ! — Il n’y a pas de bravoure sans discipline, reprend le colonel. — Mais, nom de nom, on en aura pour le quart d’heure, de la discipline… Où est-elle ta redoute ? Mène-nous-y, nous n’en ferons qu’une bouchée, et après, ton compte sera bon !

— Oui, oui, à la redoute, qu’il nous mène à la redoute, après on lui donnera son compte ! Et voilà que c’est nous qui forcions le colonel à se mettre à notre tête. — Sois tranquille ! pour ça, on t’obéira comme des mécaniques… Nous voulons d’abord te prouver si nous sommes des lâches… Mais après… tu verras… que nous lui disions. — Enfin, il consent à nous commander, l’état-major arrive, nous faisons la frime d’obéir très-bien, pensant qu’après… vous comprenez… Finalement le colonel se met à notre tête, il nous traite comme des nègres, nous patientons toujours. Nous partons à la nuit fermée, à deux heures du matin la