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Il acheta, non loin de Flessingue, une très-belle terre qu’il nomma le Nouveau Sporterfigdt, à la pieuse et douce joie d’Adoë, qui vécut la plus heureuse des femmes, car son mari était sans contredit le meilleur des hommes.

Berthe la laitière fut nommée surintendante de la laiterie de la ferme, et notre ancienne connaissance Follette, la génisse noire, devenue plus sage avec l’âge, fut une des premières acquisitions d’Hercule, qui voulut ainsi prouver combien il avait peu de rancune.

Enfin, le major Rudchop et son sergent Pipper, établis à Flessingue, vinrent passer chaque année, à la joie d’Hercule et d’Adoë, ce qu’ils appelaient leur semestre au Nouveau Sporterfigdt.

On voyait encore à Flessingue, au commencement de ce siècle, chez M. Jacob Hardi, fils d’Hercule, l’un des plus riches armateurs de la ville, un grand tableau peint par Sunbourg, représentant le kraal des Indiens, au moment où Hercule, attaché au fatal poteau, refuse de servir dans les rangs des Piannakotaws, et de prendre une femme parmi eux.

Malgré les modestes observations d’Hercule, le greffier n’avait pas eu de repos, et n’en avait pas laissé aux autres, qu’il n’eût obtenu ce tableau, destiné à perpétuer éternellement un des plus hauts faits de la famille des Hardi.

Cédant au caprice du vieillard, Hercule, Pipper et Adoë, acteurs de ce drame sinistre, avaient donné au peintre des renseignements assez précis pour que cette terrible scène fût rendue avec exactitude. Un seul détail chagrinait Pipper, qui revenait obstinément à cette observation, à savoir : qu’on ne voyait pas sa queue de combat si mirifiquement ornée. Comme le digne sergent était représenté de face, on passa outre à son grand mécontentement.

Au-dessus de la bordure du tableau, dans un cartel soutenu par deux lions rampants (souvenir du Lion superbe), on lisait cette inscription héroïque, composée par le greffier, qui n’y voulut rien changer :


« Hercule-Victor-Achille Hardi, surnommé le Lion superbe par les farouches Indiens anthropophages qu’il a domptés par son courage, est menacé des plus épouvantables supplices, s’il ne prend pas les armes parmi ces Indiens féroces, nommés Piannakotaws, et s’il ne choisit pas une épouse parmi les jeunes filles de leur tribu… Hercule-Victor-Achille Hardi, fidèle à la beauté, à l’honneur et à son pays, refuse intrépidement les offres séduisantes qu’on lui fait, et demande à grands cris le supplice des braves. »


FIN DES AVENTURES D’HERCULE HARDI.


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LE COLONEL DE SURVILLE
HISTOIRE DU TEMPS DE L’EMPIRE (1810).

CHAPITRE PREMIER.

Le voyageur.


Vers la fin de février 1810, par une belle matinée d’hiver, une voiture de voyage entra dans la cour d’un joli hôtel situé rue Chantereine.

Un vieillard, âgé d’environ soixante ans, parut sur le perron. Cet homme, grand et maigre, encore vigoureux, était vêtu d’un habit noir à la française, portait des faces poudrées, une queue et une espèce de petite bourse autrefois appelée crapaud.

Ce personnage, valet de chambre ou plutôt homme de confiance du colonel Raoul de Blansac, marquis de Surville, s’appelait M. Dauphin.

La famille de Surville ayant presque entièrement péri pendant la révolution, ce fidèle serviteur s’était retiré, lors de la terreur, au fond de la Touraine, avec le marquis encore tout enfant, et l’y avait élevé jusqu’à l’âge de quinze ans. À cette époque, le jeune marquis fut recueilli par une parente de sa famille, madame la maréchale princesse de Montlaur, et resta près d’elle jusqu’au moment où il entra comme volontaire dans un régiment de cavalerie.

Depuis, le vieux Dauphin avait constamment suivi son maître dans toutes ses campagnes, conservant un sérieux, un calme imperturbable au milieu des périls où son affection pour Raoul l’avait souvent engagé.

La portière de la voiture de voyage s’ouvrit, et il en sortit un homme enveloppé de pelisses, la figure à moitié cachée dans un bonnet de martre et dans une immense cravate.

— Y a-t-il bon feu chez le colonel, vieux Dauphin ? dit sourdement l’homme aux fourrures, en s’avançant rapidement vers le vestibule.

Dauphin fit un mouvement assez brusque pour barrer le passage au voyageur, et lui dit :

— Je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur.

— Comment ! vous ne reconnaissez pas le meilleur ami de votre maître, monsieur Dauphin ? s’écria l’inconnu en relevant son bonnet et laissant voir un front assez bas chargé d’une forêt de cheveux noirs, crépus, légèrement grisonnants sur les tempes, deux yeux vert de mer et un nez camard.

— Monsieur Anacharsis Boisseau ! s’écria Dauphin ; ah ! mille pardons, monsieur !

Et il passa rapidement devant le nouveau venu, qu’il introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, meublé à la grecque, selon le goût de l’époque.

Lorsque Anacharsis Boisseau, débarrassé de ses fourrures, se fut installé devant un excellent feu, il apparut en frac vert, en pantalon de tricot gris et en bottes noires à la Souwaroff ; sur les boutons dorés de son habit on voyait ces deux lettres N E, « Napoléon Empereur, » qui annonçaient que M. Boisseau appartenait à la diplomatie française. Sa physionomie était ouverte et riante ; il paraissait âgé de trente-cinq à quarante ans.

— Comment ! c’est vous, monsieur ? répéta Dauphin. M. le marquis… M. le colonel, voulais-je dire, vous croyait encore en Espagne.

— Dieu merci, j’en arrive ; et si l’on m’y reprend, à aller en Espagne, que je sois pendu, comme j’ai manqué de l’être… Ah çà ! Raoul est encore couché ?

M. le marq… M. le colonel ?… Non, monsieur ; il est chez monseigneur le prince de Neufchâtel, qu’il doit précéder à Vienne.

— Comment ! Raoul va à Vienne ?

— Monsieur n’a donc pas vu la voiture de voyage dans la cour ?

— Raoul part bientôt ?

— Ce soir même, monsieur.

— Au diable ! moi qui venais justement m’établir chez lui… pendant quelques jours.

M. le marquis sera bien désolé.

— Eh ! comment va-t-il ? Toujours brillant, toujours brave, toujours galant ?

— Ah ! monsieur Anacharsis, pour brave, il n’y a pas un plus brave que M. le marq… M. le colonel, voulais-je dire.

— Ne vous gênez pas avec moi, Dauphin ; dites M. le marquis tant que vous voudrez.

— Vous êtes bien bon, monsieur. C’est le titre de la famille, et je ne puis m’habituer à ne pas le donner à mon maître. Cela sonne mieux à mes vieilles oreilles que ce mot : Colonel… Mais il se fâche quand je l’appelle autrement.

— Ah ! si j’étais marquis, je ne me fâcherais pas, moi, d’être appelé par mon titre. Mais ses blessures ?

— La dernière… ce coup de feu à l’épaule que nous avons reçu à Wagram, va tout à fait bien. Nous étions alors colonel au 17e  dragons. On appelait notre régiment « les marquis, » parce qu’il n’y avait pas dans l’armée un régiment mieux tenu. Les soldats étaient soignés, pimpants, comme des petites-maîtresses, ce qui ne les empêchait pas de se battre comme des démons ; et pourtant, monsieur, quand nous avons pris ce régiment-là, les soldats en étaient si malpropres, si farouches, si indisciplinés, qu’on les nommait « les sangliers. »

— Diable ! dit Anacharsis, et cette métamorphose de sangliers en marquis fut longue, sans doute ?

— Trois mois à peine, monsieur.

— Trois mois !

— Oui, monsieur ! et quels hommes, quelles figures, quels bandits ! M. le marquis en a conservé un échantillon à son service, un nommé Glapisson ; vous le verrez. C’est-à-dire qu’on ne peut pas s’imaginer les horreurs que ces monstres-là avaient faites en Espagne. Et quand ils