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Comprenant l’urgence de sa situation, Adoë lui fit signe de marcher en avant ; l’Indienne partit rapide comme une flèche, la jeune créole la suivit, Pipper l’imita ; mais, étonné de ne pas entendre les pas d’Hercule, il se retourna, et le vit qui, bien que libre, demeurait à la même place.

— Eh çà ! capitaine, lui dit le sergent en s’arrêtant un moment ; c’est trop fort… vous avez une telle rage de périls, que vous vous amusez à rester là… pour attendre le retour des peaux rouges… Pardonnez au vieux Pipper ; mais il vous arrachera, malgré vous, au danger. Il prit alors Hercule par la main, et l’entraîna rudement sur la pente escarpée que les fugitifs descendaient en courant ; l’impulsion donnée au capitaine par le sergent fut décisive, il suivit presque malgré lui les pas du sergent.

Après une course d’une rapidité extraordinaire à travers les rizières qui ne pouvaient conserver l’empreinte de leurs pas, Jaguarette et ses compagnons arrivèrent sur la lisière de la forêt.

Sans se donner le temps de se reposer un instant, l’Indienne les fit entrer dans un ruisseau peu profond qui traversait le bois.

Ils y marchèrent environ une heure en descendant son cours, de sorte que toute trace des fugitifs était partout effacée depuis leur départ du kraal.


CHAPITRE XXXV.

L’orage.


Quinze jours s’étaient écoulés depuis qu’Adoë, Hercule et Pipper avaient fui du kraal des Piannakotaws sous la conduite de Jaguarette.

La scène que nous allons décrire se passait au lever du soleil, à une petite distance de l’habitation de Sporterfigdt.

Au milieu d’une clairière partout entourée de grands massifs de verdure et à laquelle on arrivait par un étroit sentier, deux chevaux sellés et bridés étaient attachés à un arbre.

Un homme, Oultok le Borgne, se promenait avec agitation ; tour à tour il regardait sa montre, ou se courbait vers la terre et écoutait avec attention si personne ne venait.

Le colon portait un costume de voyage ; ses traits étaient encore plus sombres et plus livides qu’à l’ordinaire.

Tout à coup un léger craquement dans les buissons se fit entendre : le mulâtre Tarpoën parut devant son maître.

— Eh bien !… sont-ils partis ? dit impatiement Oultok.

— Le major et le capitaine viennent de monter à cheval et de quitter Sporterfigdt ; je les ai vus passer…

— Afin d’aller chercher le ministre à Paramaïbo sans doute, et revenir avec lui et le gouverneur pour ces fiançailles que l’enfer confonde ! s’écria Oultok.

— Et le sergent ? et Cupidon ? et cet infernal Bel-Cossim ? reprit-il.

— Le sergent et Cupidon accompagnaient le major.

— Et Bel-Cossim, le plus dangereux de tous ?

— Il va sans doute sortir de l’habitation avec les esclaves pour aller au travail ; c’est aujourd’hui le dernier jour de la récolte. L’orage menace ; aucun esclave, femme, enfant ou vieillard, ne peut rester à Sporterfigdt… dans une demi-heure les noirs et les Samboës, tous, jusqu’aux domestiques de la Massera, seront à la caféière. Dès que Siliba aura vu partir les derniers esclaves, il sera ici.

— Si Lucifer m’est en aide, ce sera donc au moment où je croyais à jamais tout désespéré que je réussirai dans mon entreprise, s’écria Oultok se parlant à lui-même et en marchant à grands pas. Voulant par ma présence dissiper les soupçons qui auraient pu s’élever contre moi au sujet de l’enlèvement de cette fille intraitable, hier je me suis hardiment présenté à Sporterfigdt comme il y a un mois. Je venais, ai-je dit, témoigner mon indignation de ce que les Indiens, en conduisant Adoë à l’anse du Paliest, semblent m’avoir cru capable de me rendre complice de leur crime ; j’ai ajouté que je regrettais de ne m’être pas alors trouvé chez moi, car j’aurais épargné à la fille de Sporterfigdt les cruelles aventures qui ont suivi son enlèvement… On m’a cru ou non, peu m’importe… J’avais déjà mon projet, que quelques paroles de Bel-Cossim sur la rentrée des récoltes venaient de faire naître ; sans cela j’aurais peut-être fait payer cher à ce brutal major la grossièreté de ses remarques sur mon bonheur inexplicable. Mon habitation se trouvait au centre du théâtre de la guerre, disait le major, et pourtant elle avait été jusqu’alors épargnée par les noirs ou par les Indiens. Quant au fiancé, ajouta Oultok avec un mouvement de rage, sans mon dessein, je serais parvenu à lui faire perdre son sang-froid glacial, en lui proposant un duel à mort… Sot que j’aurais été ! il est intrépide et a, dit-on, l’habitude du danger… je me vengerai bien mieux en lui enlevant celle qu’il aime, au moment même où il croyait la posséder à jamais… Pourtant, que le bourreau écorche vif celui qui m’a fait quitter l’anse du Paliest au moment même où les gens du fidèle Ourow-Kourow m’amenaient la fille de Sporterfigdt… À cette heure, en ma puissance, sur mon maypdow[1], elle verserait des larmes de colère et de désespoir… qui ne seraient entendues que par les oiseaux de mer… Mais patience… demain n’est pas si loin d’aujourd’hui ; si mon plan réussit… je n’aurai rien à regretter. Quand cet insolent commandeur m’a dit ce matin, au moment de son départ, de son ton hypocrite, que sa maîtresse espérait bientôt me revoir à l’habitation, il ne croyait pas si bien dire, sans doute. Mais Siliba ne revient pas ! Puis, comme s’il eût voulu tromper son impatience, en s’entretenant avec son autre esclave :

— On n’a pas de nouvelles de la petite Indienne ? Qu’as-tu entendu dire à son sujet dans la maison de Sporterfigdt ?

— Le sergent Pipper, qui dînait à l’office, a dit qu’après avoir conduit le capitaine et la fille pâle jusqu’aux premiers défrichements de la plantation, l’Indienne s’était jetée aux genoux de sa maîtresse pour lui baiser la main… et lui demander pardon… puis, se relevant, elle avait porté son doigt à ses lèvres en regardant fixement le capitaine, et elle était tombée morte… comme frappée de la foudre… Elle avait sans doute du wouroura sur l’ongle, ajouta le mulâtre avec un horrible sang-froid.

— L’Indienne ne parlera plus… dit Oultok en souriant d’un air sombre.

— Tu n’as rien su de plus ?

— Rien, Massera ; à peine avons-nous eu pris notre repas, que le commandeur est venu nous chercher et nous a conduits au delà du canal dans une case isolée… il nous a été impossible de rentrer dans l’enceinte de l’habitation… D’ailleurs, depuis l’enlèvement de la fille pâle, Bel-Cossim a rendu les berges impraticables ; il faudrait maintenant une échelle posée dans un canot pour les escalader.

— On se défiait de nous, sur mon âme, dit le colon avec une sombre ironie… Ce misérable Bel-Cossim n’a-t-il pas veillé toute la nuit à ma porte… ne l’entendais-je pas marcher… n’entendais-je pas le bruit que faisait sa carabine lorsqu’il la passait contre la cloison. Mais Siliba… Siliba ne revient pas…

Pendant qu’Oultok le Borgne attend le digne ministre de ses scélératesses, nous rappellerons notre héros Hercule Hardi à l’attention du lecteur.

De retour à la plantation, le capitaine avait été, durant deux ou trois jours, dans un état assez difficile à expliquer. D’abord il avait dormi trente heures sans interruption ; puis, s’éveillant avec une horrible défaillance, il avait mangé comme un boa, et s’était immédiatement rendormi pendant dix ou douze heures.

À son réveil, le passé lui apparut comme un songe ; quand Adoë lui parla de son courage, de l’intrépide sang-froid qu’il avait montré au milieu des épouvantables dangers qu’il avait bravés, il sourit d’un air embarrassé et la supplia de ne lui plus parler de ces aventures. Tant de modestie eût achevé l’enchantement de la jeune fille, si déjà elle n’eût pas éprouvé pour Hercule la passion la plus profonde.

De son côté, le capitaine, ravi d’avoir échappé à tant de périls, montra ce qu’il était naturellement, naïf, simple et bon. La certitude de retourner bientôt en Europe, la guerre étant glorieusement terminée, lui donna même un enjouement, une sorte de gaieté douce qu’il n’avait pas encore témoignée. Trouvant Adoë très de son goût, il voulut plaire, et, comme il l’aimait, qu’il était rassuré sur l’avenir, il fut aimable, se vit aimé et attendit l’heure, le moment de la cérémonie nuptiale avec autant d’impatience qu’Adoë. Le moment était venu, Hercule devait se marier le jour même où l’infernal Oultok méditait un nouveau crime.

Marchant à grands pas dans la clairière où nous l’avons laissé, tout à coup Tarpoën met son doigt sur sa bouche et dit à son maître : — Massera, voici Siliba… le voici…

En effet, presque à l’instant, l’autre mulâtre parut à travers les branches…

— Partis… tous partis, Massera ! s’écria-t-il. Je les ai vus, il ne reste à Sporterfigdt que les malades… et tous les esclaves sont à la caféière, jusqu’aux gens des cuisines et de la maison.

Le ciel est comme une fournaise du côté du sud… et il n’y a pas un moment à perdre pour sauver toute la récolte.

Oultok, sans répondre à ses esclaves, s’approcha d’un des chevaux, prit dans les fontes une paire de pistolets à double coup, les passa à sa ceinture, se munit d’une sorte de longue et forte écharpe de coton qu’il roula autour de son bras gauche, et dit à Siliba : — Tu te tiendras avec ces deux chevaux sur la lisière du bois, en face le pont-levis.

— J’ai entendu… dit l’esclave.

— Et toi, dit-il à Tarpoën, suis-moi ; tu te rendras à l’entrée et en dehors du pont-levis ; si tu vois quelqu’un, tu siffleras.

— J’ai entendu… répondit l’esclave.

Oultok le Borgne s’avança précipitamment vers la plantation.

Les mulâtres ne l’avaient pas trompé ; tous les esclaves étaient au travail, car l’ouragan menaçait.

Le ciel se couvrait partout d’une vapeur rousse ; ce voile épais, sans intercepter les rayons du soleil, leur donnait un étrange reflet : tout se colorait de cette nuance fausse et rougeâtre que prennent les objets lorsqu’on les regarde à travers une glace teinte en pourpre pâle.

Il ne faisait pas un souffle de vent, l’atmosphère était étouffante, et pourtant les cimes des arbres s’agitaient de temps à autre presque convulsivement, sans doute ébranlées par les puissants courants électriques. Des milliers d’oiseaux, avertis par leur instinct, poussaient des cris aigus et s’abattaient au pied des arbres, s’y cachaient dans la mousse ou se glissaient sous les hautes herbes. Les reptiles, au contraire, oubliant

  1. Sorte de bâtiment de plaisance à voiles et à rames.