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et Jaguarette baissa la tête avec confusion, — un jour, elle prédit à la Massera qu’un bel Européen traverserait les mers pour venir l’épouser… que ce mariage s’annonçait heureusement, mais que pourtant beaucoup de dangers le menaçaient. Dans les cartes de Mami-Za, ces dangers étaient représentés par une panthère. Je ne sais pourquoi, malgré moi, il me vint à l’esprit qu’une destinée fatale me réservait ce rôle cruel. Le colon de Sporterfigdt m’avait appelée Jaguarette… cela me parut un pronostic fatal. D’abord, oh ! je vous le jure… d’abord je fis tout pour échapper à cette pensée. Elle m’obsédait sans relâche le jour ; la nuit, elle me poursuivait dans mes songes… Un vieil Indien de notre tribu, que j’avais secouru et que je voyais quelquefois en secret, me dit que c’était sans doute la volonté de notre Dieu, Mama-Jumboë, et que je devais lui obéir. Je luttai encore… Mais, et Jaguarette dit les mots suivants d’une voix si basse qu’Hercule l’entendit à peine, mais du jour où j’ai vu à Sporterfigdt le bel Européen, qui, selon les prédictions de Mami-Za, devait épouser ma maîtresse, j’ai cédé aux conseils du vieil Indien… j’ai résolu de traverser de tout mon pouvoir l’union de la fille de Sporterfigdt, car je t’aimais.

Tu avais éveillé dans mon cœur les passions les plus violentes contre ma maîtresse. Oh ! que je l’ai abhorrée du jour où elle m’a obligée de paraître devant toi avec un vêtement d’esclave ! Oh ! que je l’ai abhorrée quand j’ai vu que ton regard ne quittait pas le sien… qu’une tendre émotion colorait son visage, et qu’elle souriait de bonheur. Depuis ce moment, j’ai juré sa perte, et je sens là que la prédiction de Mami-Za doit s’accomplir. La panthère sera triomphante… le bel Européen sera mon époux… la fille de Sporterfigdt mourra de rage et de désespoir en voyant ma félicité, s’écria l’Indienne avec un accent de joie sauvage et féroce.

— Voilà que le cauchemar se développe et prend des proportions gigantesques, dit Hercule ; j’épouserai la sauvage et j’aurai une petite famille de sauvageons, ah ! ah ! ah ! et il éclata de rire.

Outrée de la gaieté d’Hercule, le voyant insensible à toutes ses protestations d’amour, Jaguarette fut sur le point de s’abandonner à une violente indignation. Pourtant, une dernière fois elle supplia Hercule.

— Aie pitié de moi, lui dit-elle avec un accent déchirant. Reste avec nos guerriers, prends-moi pour ton esclave, et la fille pâle est sauvée…


— Le tambour résonne,
La trompette sonne. »


chantonna Hercule pour toute réponse.

Pendant quelques moments, Jaguarette, accablée de honte, de douleur, de rage, resta sa tête cachée dans ses mains, puis elle se releva brusquement ; sa physionomie, jusqu’alors triste ou exaltée, prit tout à coup une expression de méchanceté diabolique. Ses lèvres se relevèrent convulsivement ; elle serra avec rage ses petites dents blanches les unes contre les autres, ses grands yeux, arrondis par la colère, brillèrent d’un sombre éclat, et elle s’écria d’une voix vibrante : — Que la fille de Sporterfigdt meure donc… et toi aussi… et la Queue brillante aussi… et Jaguarette aussi. Celui qui n’est pas à moi ne sera au moins ni à la fille de celui qui a tué mon père, ni à personne au monde.

Et elle sortit du carbet, dont elle ferma la porte avec violence.


CHAPITRE XXXIV.

Le supplice.


Le lendemain, au lever du soleil, Adoë, Hercule et Pipper furent amenés dans le grand tabouï, au milieu de toute la population indienne, avec une pompe lugubre.

L’Ourow-Kourow, revêtu des insignes du commandement, s’avança, suivi de Baboün-Knify, qui lui servait d’interprète, et dit à Hercule :

— Les Piannakotaws admirent le Lion superbe ! par son courage et par sa sagesse, il est l’égal des plus grands chefs ; s’il veut être un de nos guerriers, et prendre pour épouse une fille des montagnes Bleues, nous l’aimerons ; son noble courage servira de chant de guerre… nous lui abandonnerons, pour qu’il en dispose comme il le voudra, la fille pâle de Sporterfigdt et la Queue brillante… Si le Lion superbe veut renvoyer ces prisonniers à Surinam, je leur donnerai un guide et mon anneau d’argent pour sauf-conduit… ils pourront traverser ainsi sans dangers les postes des nègres rebelles de la Sarameka… Que le Lion superbe dise oui… et sous ses ordres nous marchons à l’instant contre les soldats des visages pâles, et il rapportera onze de leurs chevelures comme premier trophée de sa victoire et de notre alliance.

À peine le chef avait-il prononcé ces paroles que la foule cria bruyamment : — Que le Lion superbe prenne l’arc parmi nos guerriers… une femme parmi nos jeunes filles, Mama-Jumboë le veut… Qu’il apporte onze chevelures des visages pâles, Yawahon l’ordonne !

— Quel courage ! il est même admiré parmi nos ennemis les plus acharnés, pensait Adoë en jetant un regard passionné sur Hercule, qui paraissait complètement étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Quel sang-froid ! disait Pipper. Pour qui connaît les Indiens, il est impossible de faire un plus grand honneur à une peau blanche, rouge, noire ou cuivrée, que celui qu’ils font au capitaine.

L’Ourow-Kourow continua en imposant silence à la populace et en montrant les apprêts du supplice :

— Si le Lion superbe refuse les offres que moi et mes frères lui faisons… à l’instant… lui… la fille pâle de Sporterfigdt… et la Queue brillante seront mis à mort… Il faudra que la souffrance du Lion superbe soit égale à son courage ; c’est la seule manière d’honorer les cœurs forts…

Un murmure farouche accueillit ces paroles de l’Indien.

— Veux-tu… veux-tu prendre un arc parmi les nôtres ? dit l’Ourow-Kourow d’une voix tonnante.

Hercule avait complètement perdu la raison.

— Vite, vite, que le cauchemar finisse… que la terre tremble, que le ciel m’écrase, va au diable, et dis-lui de me réveiller, et… mon père… dame Balbine… Puis le capitaine chantonna de nouveau son éternel refrain :


— Le tambour résonne,
La trompette sonne. »


— Il chante son chant de mort, cria le chef indien. Il refuse nos offres ! à mort les visages pâles !

— À mort les visages pâles ! répéta le peuple.

On entendit un cri perçant, et l’on vit Jaguarette se précipiter, suivie de sa mère, dans un étroit passage qui aboutissait à la place.

— Que les loango, que les coëroma retentissent ! dit l’Ourow-Kourow. Guerriers, entonnez le chant de mort.

Alors un affreux tintamarre, formé par les sons bruyants de ces instruments barbares, éclata et assourdit les prisonniers ; les cris de rage de la population se joignirent aux chants lugubres des guerriers qui commencèrent une marche funèbre autour des victimes.

— Adieu ! vaillant Hercule… à ce moment suprême je puis vous dire combien je vous ai aimé dès que je vous ai vu, dit Adoë ; à votre arrivée à Sporterfigdt, mon cœur vous a choisi pour mon fiancé…

— Adieu, mon brave capitaine, dit le sergent. Vous allez mourir comme vous avez vécu. Sans rien craindre… Vous emporterez sous les dents de ces bandits l’estime et l’admiration du vieux Pipper qui se connaît en crâneries.

Le sacrificateur, s’approchant de Pipper destiné à servir de première victime, le délia.

Pendant que deux de ses aides maintenaient le sergent, il le saisit par sa malencontreuse queue en brandissant son rouleau à scalper, et s’écriant : — Elle va tomber… la queue brillante… elle va tomber.

Il n’y avait plus aucun espoir de salut pour les prisonniers.

Tout à coup une épouvantable détonation fit trembler la terre sous les pieds des spectateurs.

Plusieurs des piliers qui supportaient le toit du tabouï fléchirent, ce toit craqua, et, après avoir un moment oscillé, il s’affaissa au milieu d’un fracas horrible.

Plusieurs carbets voisins s’écroulèrent aussi.

Au même instant, une colonne de flammes, s’élevant au milieu du kraal, jaillit presque jusqu’au ciel avec une nuée d’étincelles…

La commotion souterraine avait été si violente, la crainte et la surprise des Indiens si profondes qu’il se passa un moment de stupeur, et tous restèrent immobiles et glacés de terreur.

Mais l’Ourow-Kourow, reprenant le premier ses sens, s’écria en se précipitant vers le foyer de l’incendie, qui commençait à s’étendre d’une manière effrayante et à embraser les toits de latanier :

— Courons tous au feu… courons tous sauver l’autre poudrière du kraal !

À ces mots, toute la populace, hommes, femmes, enfants, se précipitèrent, saisis d’épouvante, sur les pas du chef, et le tabouï à moitié détruit resta désert.

Après le premier moment de stupeur, Pipper, délivré de ses liens par le sacrificateur qui allait le scalper, ne perdit pas de temps, il courut délivrer Hercule et Adoë.

Il débarrassait celle-ci de ses derniers liens, lorsque Jaguarette parut.

Ses cheveux à moitié brûlés, sa figure, noire de poudre, étaient ensanglantés.

— Pardon… pardon… Massera, dit-elle en se jetant aux genoux d’Adoë. Jaguarette a manqué vous perdre, elle vous sauvera peut-être ; mais à l’instant suivez-la… s’écria-t-elle en se relevant, en prenant sa maîtresse par la main et en montrant au loin les rizières.

— Vous suivre, dit Pipper ; cela n’est guère prudent, d’après ce qui s’est passé.

— Massera… au nom du Dieu que vous priez, suivez-moi, s’écria l’Indienne… une minute de plus, et vous êtes à jamais perdue !