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ces chants qui réveillaient en elle des souvenirs confus et lointains, ne fit pas attention au bruit croissant de la marche funèbre.

Sa mère agitait de plus en plus vivement son tambour.

Pourtant entre deux chants, pendant un intervalle de silence, l’aigre retentissement des flûtes indiennes parvint jusqu’au carbet.

Cette musique infernale était accompagnée de hurlements sauvages et aigus, imitant le cri du hibou, l’oiseau de mort des Indiens.

Jaguarette connaissait assez les usages des siens pour comprendre la signification de ces cris.

Elle regarda sa mère avec terreur et lui dit :

— Un sacrifice se prépare ! j’entends les cris de mort… Oh ! fermez… fermez bien la porte… la vue d’un tel spectacle porte malheur !…

— C’est pour cacher ce spectacle à ma fille que je ne voulais pas lui laisser ouvrir cette porte… J’espérais étouffer ce bruit funèbre sous celui du coëroma.


Baboün-Knify.

— Oh ! ma mère ! agitez… agitez votre tambour, que je n’entende pas ces chants de mort !  !  ! Je savais bien que ce jour était fatal ! mes pressentiments ne me trompaient pas… La fleur pâle et violette du sasseyer se ferme à l’approche de l’orage ; mon cœur se serre à l’approche du malheur… Quels sont ces infortunés, ma mère ?

— Des prisonniers de la tribu des Arrakoës, les plus cruels ennemis de notre tribu.

À ce moment, le cortège s’approche tellement du carbet qu’on distingue les cris de la foule.

Avant que Baboün-Knify ait pu reprendre son tambour, Jaguarette entendit ces mots :

— Les visages pâles vont à la mort, et ils sont braves devant la mort !

— Les visages pâles ! s’écria l’Indienne, vous me trompiez, ma mère !

Et, avant que la magicienne eût pu s’opposer à son mouvement, Jaguarette courut à la porte, l’ouvrit et vit passer Hercule et Pipper, assis sur une natte et portés sur les épaules de quatre sacrificateurs. L’émotion de l’Indienne fut si violente qu’elle tomba sans mouvement entre les bras de sa mère.

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CHAPITRE XXIX.

Le supplice.


Le premier mouvement de Jaguarette, en revenant à elle, fut de s’écrier : — Sauvez-le, ma mère !… Pour l’amour de votre fille, sauvez-le !

La magicienne leva les yeux au ciel et dit avec désespoir : — Hélas ! hélas ! le maléfice dure encore !… elle l’aime toujours !…

— Sauvez-le ! répéta Jaguarette… Vous le pouvez… Les chefs obéissent à vos paroles ; elles sont sacrées pour eux… Vous leur direz que le Grand-Esprit ordonne qu’on mette les Européens en liberté… Sauvez-le, ma mère ! ajouta la jeune fille d’un ton de menace effrayant, sauvez-le, ou je meurs à vos yeux ! Cet ongle est teint de wourara[1] !

Et elle montra à sa mère un de ses ongles entièrement couvert d’une couche de gomme brune et luisante.

Voyant sa fille en possession de ce poison si subtil, la magicienne resta stupéfaite, et cacha son visage entre ses mains.

— Sauvez-le… ou je meurs… répéta Jaguarette.

— Je ne puis pas le sauver ! s’écria la magicienne. J’ai tout fait pour l’engager à rompre le charme qu’il a jeté sur toi ; il a résisté à ma volonté. Dans ma fureur, j’ai prédit à l’Ourow-Kourow les plus affreux malheurs si le sacrifice était retardé d’un moment ; il doit mourir au coucher du soleil.

— Au coucher du soleil ! répéta Jaguarette.

— Hélas ! oui, répondit sa mère. Mais renonce… renonce à ton affreux projet.

— Merci, ma mère… Vous m’avez dit l’heure de sa mort, je pourrai mourir avec lui. Au soleil couchant, vous n’aurez plus de fille, si l’Européen n’est pas libre.

— Quand je devrais t’arracher cet ongle ! s’écria la magicienne en se précipitant sur sa fille, je t’empêcherai de t’empoisonner.

— Faites un pas de plus, dit Jaguarette en mettant son ongle près de ses lèvres, et je me tue à l’instant…

— Malheur !… malheur !… s’écria sa mère en cachant sa tête dans ses mains.

— Il n’est plus temps de pleurer ! s’écria l’Indienne. Et, montrant un rayon de soleil qui entrait, par l’ouverture du toit et qui coupait obliquement la cloison, elle dit avec un sang-froid plus effrayant que la colère :

— Ma mère, voyez cet espace éclairé par le soleil ; de moment en moment l’ombre l’envahit. Ainsi les ombres de la mort s’approchent de l’Européen… ainsi les ombres de la mort s’approchent de votre fille, puisque vous ne voulez pas sauver le visage pâle…

Sans répondre à sa fille, la sorcière se précipite hors de la cabane, traverse le peuple, et arrive au grand tabouï suivie de Jaguarette.

L’heure du supplice était venue.

L’Ourow-Kourow et les chefs indiens étaient assis sur les sièges de guerre, sorte de troncs d’arbres creusés si profondément que ceux qui s’y plaçaient avaient la tête presque au niveau des genoux.

Les Indiens causaient entre eux du sang-froid inaltérable que le Lion superbe continuait de montrer.

Ils attendaient avec une curiosité féroce le moment du supplice, impatients de voir si cette constance ne se démentirait pas au milieu des tortures.

— Ma sœur vient hâter le sacrifice, dit l’Ourow-Kourow à la magicienne. Elle nous a dit que l’heure du coucher du soleil était le moment le plus propice pour immoler les blancs, et que Mama-Jumboë menaçait de grands malheurs si le sacrifice était retardé. Nous obéirons aux ordres du Grand-Esprit ; l’heure approche et les sacrificateurs sont prêts. L’huile bout ; les couteaux sont aiguisés… Quand le soleil aura disparu derrière le palmier, les visages pâles mourront de la mort des guerriers… Si j’avais un fils, je demanderais au Grand-Esprit qu’il lui donnât le courage du Lion superbe… L’Ourow-Kourow a bien vu des fêtes de mort, jamais il n’a rencontré d’homme plus calme devant le supplice que le visage pâle.

Après un moment de silence, l’Indien ajouta avec enthousiasme :

— Le Lion superbe est un grand chef !

Espérant profiter de l’admiration qu’Hercule inspirait aux Piannakotaws, Baboün-Knify lui dit d’un air grave, solennel :

— Pendant que nos frères faisaient les apprêts du sacrifice, j’ai en-

  1. Voir Bancroff, Histoire naturelle de la Guyane, et le Voyage de Stedman ; ce poison, d’une extraordinaire subtilité, se compose d’une substance gommeuse produite par le suc de différentes lianes. Les Indiens et les nègres empoisonneurs portent cette gomme ainsi appliquée sur l’ongle ; en trempant l’ongle dans un vase pendant quelques secondes, l’eau devient un poison mortel et rapide comme la foudre. Les noirs se donnent instantanément la mort en tenant leur doigt pendant quelques minutes entre leurs lèvres.