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elle aussi mourrait demain avec joie, si aujourd’hui elle pouvait revoir celui qu’elle aime !

La magicienne se redressa vivement, ses noirs sourcils se froncèrent ; elle éprouva un accès de jalousie sauvage : le cœur de sa fille ne lui appartenait pas tout entier ; il était rempli d’un autre amour.

Craignant de froisser, de blesser son enfant, en lui laissant pénétrer ses ressentiments, elle baissa la tête et pleura en silence.

Mais, lorsque Jaguarette lui eut confié son amour, son amour si dédaigné par Hercule, qui lui avait préféré Adoë, la physionomie de la magicienne s’enflamma de courroux.

Sa fille était malheureuse !

— Cet Européen combat nos guerriers et nos alliés de la Sarameka, s’écria la magicienne, il préfère la fille pâle de Sporterfigdt, la fille de celui qui a tué ton père… Mon enfant… oublie-le… méprise-le, hais-le. Il est faux et méchant comme ses pareils… Tu es la fille d’un des plus braves chefs des Piannakotaws, tu aimeras un jeune guerrier qui viendra suspendre à la porte de notre carbet les chevelures des ennemis qu’il aura tués, la peau des tigres qu’il aura chassés… Nous quitterons le kraal pour retourner dans les montagnes Bleues où tu es née… où sont les tombeaux de nos pères. Là, nous ne verrons ni les noirs ni les blancs. Aucun étranger n’a foulé le sol de nos belles vallées. L’air y est plus pur, le soleil plus brillant que dans les basses terres… que mon enfant, mon doux et cher enfant m’y accompagne !… Elle trouvera là le bonheur, le repos ; chaque jour je sacrifierai pour elle au Grand-Esprit… et le Grand-Esprit, qui entend mes prières, qui me protège, puisqu’il m’a rendu ma fille, lui enverra pour époux un fier et noble guerrier des montagnes Bleues…

Jaguarette laissa parler sa mère, secoua tristement la tête et dit : — Nos guerriers ont, comme moi, le teint couleur de l’écorce des grenadilles, et l’Européen que j’aime, ô ma mère ! a le teint uni et rosé comme la fleur caraïbe… Nos guerriers ont des yeux noirs et farouches ; l’Européen que j’aime a un doux regard et des yeux bleus comme l’aile du papillon couleur d’azur… Nos guerriers ont la voix rude ; l’Européen que j’aime a une voix mélodieuse et tendre… Nos guerriers sont vêtus de plumes et de peaux ; ils ont l’air féroce et sauvage… Ah ! si vous aviez vu l’Européen que j’aime, ô ma mère ! comme il était beau avec ses vêtements verts brodés d’or, et sa brillante épée, et les franges étincelantes qu’il porte sur son épaule, en récompense de son courage ! Il est aussi beau que brave… Il est si brave que les plus vieux guerriers des blancs n’en parlent qu’avec respect… Non… non… votre fille ne retournera jamais dans les montagnes Bleues où elle est née, ma mère ! elle y mourrait. Pour que Jaguarette vive, il faut qu’elle respire l’air que respire le bel Européen. Avant de le voir, en entendant seulement parler de lui, elle l’aimait déjà, elle voulait lui paraître belle. Quand elle l’a vu, il lui a semblé qu’un lien invisible l’attachait tout à coup à lui… Elle n’a pu détacher ses yeux de ses yeux ; où il regardait, elle regardait ; s’il parlait, elle ne pouvait s’empêcher de répéter tout bas ses paroles ; s’il souriait, elle souriait ; s’il soupirait, elle soupirait ; et puis de ce jour, ma mère, Jaguarette a mortellement haï celle que la destinée semblait promettre pour épouse à l’Européen. Celle-là était la fille de Sporterfigdt, celle-là avait traité Jaguarette comme sa sœur… Et pourtant Jaguarette, plutôt que de la voir unie à l’Européen, a trahi sa bienfaitrice ; elle l’a livrée entre les mains de l’affreux Oultok le Borgne… Je vous le dis, ma mère, votre fille ne reverra jamais les montagnes Bleues… Elle doit vivre où vit le bel Européen, ou mourir loin de lui… Oh ! avec quelle joie elle traverserait le grand lac des visages pâles, si l’Européen veut l’emmener comme esclave dans son pays ! ajouta l’Indienne en joignant les mains avec passion.

Baboün-Knify contemplait Jaguarette absorbée dans une stupéfaction douloureuse.

L’amour de sa fille pour Hercule lui semblait si passionné, si exalté, la pauvre enfant paraissait subir une influence tellement incompréhensible, que la magicienne attribua la domination d’Hercule à une cause surnaturelle.

Renversant sa tête en arrière, levant les mains au ciel en manière d’invocation, Baboün-Knify s’écria d’une voix sombre et désolée :

— L’Européen a charmé la fille de mon sang… Je le vois… hélas !… je le vois… c’est un enchanteur plus méchant et plus noir que l’oiseau-tigre ! Son philtre a été puissant… Son philtre est encore tout-puissant. Mais je saurai le conjurer… J’invoquerai Mama-Jumboë pendant que la lune sera croissante ; j’invoquerai Yawahon pendant qu’elle sera décroissante ; je saurai lire dans le cœur palpitant d’un ramier la cause de la puissance infernale de cet esprit de ténèbres. Quand Je la saurai, je la détruirai ; l’enchantement cessera, ma fille reviendra à la raison. L’amour de sa mère remplacera dans son cœur cette passion qui la tue et qui me tue… Si mes sortilèges ne sont pas supérieurs à ceux de l’enchanteur, ajouta la magicienne d’un air farouche, je nourrirai pendant neuf jours mon serpent sacré, mon serpent Wannakoë du suc vénéneux de la rossay mélangé à quelques gouttes de mon sang ; alors ses morsures deviendront mortelles… Wannakoë m’obéit, il me vengera. Les sorts des visages pâles, si puissants qu’ils soient, ne mettront jamais ce féroce enchanteur à l’abri du poison du serpent sacré, lorsque Wannakoë aura bu ma haine avec mon sang.

Jaguarette sourit tristement, et dit : — Si l’Européen est un enchanteur, ses yeux bleus, son regard tendre, sa douce voix, son courage et sa bonté sont ses philtres… Ô ma mère ! Avant d’arriver jusqu’à lui le serpent Wannakoë m’entourera le col et les bras de ses froids anneaux, ses dents empoisonnées déchireront mon sein.

— Jamais une fille des Piannakotaws n’a aimé un Européen !… s’écria Baboün-Knify en se tordant les bras avec désespoir ; le démon est caché sous les traits de ce magicien ; il veut me ravir ma fille au delà du grand lac des Européens pour la faire servir de victime à ses affreux maléfices ! Retrouver ma fille, mon enfant, que j’ai tant pleurée pour la perdre ainsi ! pour la perdre peut-être à jamais… cela ne sera pas… cela ne sera pas ; ma fille n’abandonnera le kraal que pour retourner avec moi aux montagnes Bleues.

— Que ma mère me pardonne, dit Jaguarette ; mais ce que je ressens est plus fort que moi. Où est l’Européen… il faut que j’y sois. Les blancs sont en marche, j’irai au-devant d’eux ; ils auront pitié d’une femme ; je le verrai, et je retrouverai les forces qui m’abandonnent.

À ce moment on entendit un assez grand tumulte au dehors du carbet.

L’Ourow-Kourow et ses Indiens amenaient Hercule et Pipper prisonniers.


CHAPITRE XXVI.

Les prisonniers.


En arrivant dans le kraal, l’Ourow-Kourow s’était dirigé vers le tabouï ou grand carbet ; quatre de ses guerriers, se relevant tour à tour, portaient Pipper et Hercule attachés dans deux hamacs.

Les Indiens avaient usé de toutes leurs ruses habituelles pour dérober la connaissance de leur marche aux Européens.

L’Ourow-Kourow, en massacrant l’avant-garde des blancs, avait rempli ses engagements avec les rebelles de la Sarameka, il les envoya prévenir du succès de son embuscade. Il revenait à son kraal pour assister à une solennité religieuse qui réunissait deux fois par année tous les membres de la tribu.

Dans cette circonstance, la capture de la Queue brillante et du Lion superbe, comme ils appelaient Pipper et Hercule, leur était doublement précieuse.

Quoique le sergent ne montrât ni grandeur ni dignité dans l’infortune, les Indiens connaissaient sa bravoure, et ils le considéraient comme un de leurs ennemis les plus acharnés.

Quant à Hercule, il déployait un calme si stoïque, il regardait ceux qui l’entouraient avec un si magnifique dédain, que les Piannakotaws, habitués à juger du courage par le sang-froid, ne pouvaient douter que le capitaine ne fut un des chefs les plus redoutables des Européens.

Le sacrifice de ces deux prisonniers devait donc être singulièrement agréable aux dieux des Indiens.

Hors de la portée des vedettes, l’Ourow-Kourow avait ordonné qu’on ôtât le bâillon du sergent.

Après avoir donné cours à sa colère, Pipper s’était enfin endormi au bercement du hamac.

Depuis la veille, Hercule n’avait pris aucune nourriture ; l’émotion des nouveaux périls qu’il venait de courir augmentant encore l’espèce d’hallucination où il était tombé par suite du jeune et de la fièvre, il se crut tout à fait sous l’influence d’un songe. Ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé, ses joues se colorèrent ; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et il finit par se rassurer complètement en se disant : — Il est évident que ce rêve-là, vie que je mène depuis quelques jours, n’est ni possible ni probable ; plus les événements deviendront inouïs, effrayants, plus je serai près du dénoûment de ces horribles visions ; une commotion violente, la mort, je suppose, me rappellera sans doute à la réalité en me réveillant en sursaut, car je suis sûr de n’avoir pas quitté Flessingue ; ce sont toutes les effrayantes histoires de monsieur mon père, à propos de son ami le major Rudchop, qui me trottent dans la tête et qui me donnent le cauchemar. Heureusement que demain matin je me retrouverai dans mon lit à rideaux de serge verte à dessus blancs et rouges ; encore tout ému de mon rêve affreux, avec quel bonheur je verrai les joyeux rayons du soleil traverser ma fenêtre, dorer les pousses vertes du houblon qui grimpe au treillage, et aller s’épanouir sur les chenets de cuivre si bien entretenus par les soins de dame Balbine.

Telles étaient les pensées d’Hercule, lorsque les Indiens arrivèrent au kraal.

On délivra les prisonniers de leurs liens ; on les conduisit dans un carbet soigneusement fermé et gardé. Là, ils purent s’étendre sur une natte, et prendre quelque nourriture.

Le sergent avait déjà été prisonnier des Indiens ; sans une fuite inespérée, il eût été mangé au déjeuner de noces de la fille de l’Ourow-Kourow.

Il était donc très au courant des préliminaires de ces abominables festins ; il frémit en voyant que les ignames et le poisson salé qu’on venait de leur apporter dans des courges noires et rouges, en signe de deuil, étaient saupoudrés d’une sorte de poivre noir très-aromatique et très-précieux, nommé par les Indiens piment de mort.