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Un long fossé de quatre pieds de profondeur, creusé sur une des rives du ruisseau, et recouvert de joncs et d’herbes coupées, servait de retraite aux indiens, qui s’y embusquèrent.

Dans le cas où, contre toute probabilité, les soldats eussent traversé le ruisseau à l’endroit même où les Indiens se tenaient cachés, ceux-ci, comptant sur leur adresse et sur leur agilité, fussent brusquement sortis du fossé, et eussent pris rapidement la fuite vers la forêt.

Nous suivrons les Piannakotaws qui emmènent à leur kraal, éloigné de six lieues environ de cette scène, le Lion superbe et la Queue brillante.


CHAPITRE XXIV.

Le kraal.


Le kraal, ou village des Indiens Piannakotaws dont l’Ourow-Kourow était le chef, s’étendait non loin du bord de la mer, entre deux affluents des rivières d’Iracouba et de Commana.

Un bois de cocotiers et de palmiers l’ombrageait au nord ; au midi, des cultures de riz, de la plus verdoyante fraîcheur, s’étendaient à perte de vue.

Les carbets, ou huttes des Indiens, construits en formes coniques, et recouverts de longues feuilles de latanier séchées par le soleil, s’élevaient sans ordre à mi-côte d’une petite colline.

Au milieu de ces cabanes, les dépassant de huit à dix pieds, on voyait le tabouï, ou grand carbet, espèce de halle de soixante pieds de longueur sur dix de largeur.

Dans ce bâtiment se rassemblaient les guerriers et les vieillards de la tribu lorsqu’on devait prendre quelque grave résolution.

C’est aussi là que les prêtres évoquaient Mama-Jumboë, ou Yawahon le Grand-Esprit. C’est enfin dans le tabouï que se consommaient les sacrifices humains dont on a parlé.

La seule différence qui existait entre le tabouï et les autres carbets, c’est qu’au lieu d’être clos par un mur, il était seulement entouré d’une galerie à jour formée des troncs d’arbres qui soutenaient le toit.

Lorsque les guerriers, les vieillards ou les sacrificateurs ne l’occupaient pas, le tabouï servait de lieu d’assemblée aux femmes, qui venaient y tisser, avec des fils de coton de diverses couleurs, les hamacs dont se servent les Indiens. D’autres tressaient des pagaras, ou corbeilles de jonc, d’un travail si parfait qu’elles sont impénétrables à l’eau.

Ce jour-là, le soleil, dans toute sa dévorante ardeur, jetait ses rayons verticaux sur le kraal aux toits d’un brun doré, et sur les palmiers et les cocotiers qui l’ombrageaient.

Les feuilles épaisses et lustrées de ces arbres, que la nature semble avoir voulu préserver de l’action torréfiante de la chaleur des tropiques par un vernis dur et brillant, étincelaient comme de la porcelaine verte ; quelques cigognes fendaient le ciel, d’un bleu sombre.

Les vastes rizières déroulaient au loin leurs tapis d’émeraudes de chaque côté d’un chemin calciné qui poudroyait au soleil.

À l’horizon, on voyait les derniers massifs de la forêt noyés dans une vapeur rougeâtre ; la chaleur était étouffante ; la brise, au lieu d’être fraîche, apportait un air lourd et chaud comme celui qui sort d’une fournaise.

Le tabouï, ou grand carbet du kraal, était rempli de femmes indiennes qui y venaient chercher la fraîcheur à l’ombre de grandes pièces de coton rayées de bleu et de blanc, nommées sagapore. Ces vastes rideaux, suspendus entre les pilastres rustiques qui supportaient le toit, jetaient un demi-jour dans l’intérieur du tabouï.

Un événement assez romanesque était le sujet de l’entretien général.

Baboün-Knify, la sorcière indienne, qui avait été envoyée au camp de Zam-Zam en échange d’une devineresse noire, venait de retrouver sa fille en arrivant au kraal, dont elle était partie depuis plusieurs mois.

Cette fille, qu’elle avait perdue tout enfant, était Jaguarette.

Après l’enlèvement d’Adoë par les gens de l’Ourow-Kourow, croyant sa maîtresse désormais au pouvoir d’Oultok le Borgne, la petite Indienne, satisfaite dans sa vengeance et dans sa jalousie, avait abandonné Sporterfigdt, et s’était réfugiée dans le kraal.

Environ deux ans avant sa fuite de l’habitation, Jaguarette avait rencontré dans ses courses vagabondes à travers les bois un vieux Piannakotaw qui s’était cassé la jambe en tombant d’un arbre. Sans secours au milieu de ces solitudes, il avait cherché un refuge contre les bêtes féroces dans une caverne où il s’était péniblement traîné.

Jaguarette lui avait offert de le faire conduire à Sporterfigdt ; il y aurait été parfaitement accueilli et soigné. Les Indiens n’avaient pas encore, ouvertement du moins, pris part à l’insurrection des noirs de la Sarameka. On les recevait et on les employait même assez souvent dans les habitations des frontières, soit comme messagers, soit comme chasseurs.

L’Indien refusa. Jaguarette lui promit de revenir lui apporter quelques vivres, un hamac pour se coucher, et de la poudre, car celle de l’Indien était épuisée, et il pouvait avoir à se défendre contre les bêtes féroces.

La convalescence de ce vieillard dura environ un mois. À certains signes que Jaguarette portait sur les bras, il reconnut qu’elle appartenait à sa tribu. Cette découverte augmenta encore son affection pour sa bienfaitrice ; lorsqu’il fut guéri, il lui promit de tout faire pour lui témoigner sa reconnaissance : chaque mois, il devait revenir au même endroit pour la voir et recevoir ses ordres, quoique son kraal fût éloigné de plus de dix lieues de Sporterfigdt.

Il faut le dire à la louange de Jaguarette ; tant que sa jalousie ne fut pas excitée contre Adoë, elle demanda au Piannakotaw, qui, dans sa tribu, avait l’influence que possèdent toujours les vieillards sur ces peuplades, elle lui demanda, disons-nous, de faire respecter Sporterfigdt par les Indiens, ceux-ci s’étant bientôt déclarés alliés de Zam-Zam contre les Européens.

Mais lorsque, par un hasard étrange, Jaguarette se fut éprise d’Hercule Hardi ; mais lorsqu’elle se crut destinée à réaliser les prédictions de Mami-Za en jouant, à propos du mariage de sa maîtresse et du bel Européen, le rôle fatal de la panthère, Jaguarette, connaissant l’amour d’Oultok le Borgne pour Adoë, et les relations mystérieuses qui existaient entre le colon et l’Ourow-Kourow, dépêcha le vieil Indien vers le planteur pour lui annoncer que si l’Ourow-Kourow voulait s’emparer de la fille de Sporterfigdt, il trouverait aide et secours dans l’habitation.

Ces propositions furent malheureusement acceptées, couronnées de succès ; la petite Indienne prit une part active à l’enlèvement de sa maîtresse.

Ainsi cruellement vengée de sa rivale, rêvant passionnément à Hercule, ne songeant qu’aux moyens d’aller le rejoindre, même aux risques de sa vie, Jaguarette habitait le kraal depuis quelques jours.

Au retour de Baboün-Knify, le vieillard que Jaguarette a fait sauvé raconta cette histoire à la sorcière, lui parla des marques et des signes tatoués que la petite Indienne portait au bras.

Baboün-Knify devint pâle comme la mort, et tomba privée de sentiment, en s’écriant :

— Ma fille !…

Jaguarette était sa fille.

Selon l’habitude de plusieurs tribus nomades, Baboün-Knify avait suivi son mari dans une expédition guerrière contre Sporterfigdt.

L’Indienne portait son enfant sur son dos, dans un petit hamac de coton ; elle venait de le suspendre aux branches flexibles d’un ajoupa pendant une halte que faisaient les Indiens lorsqu’ils furent surpris par le père d’Adoë et ses noirs.

Le colon chargea si vigoureusement à la tête de ses esclaves, que le mari de Baboün-Knify fut tué ; les autres Indiens furent mis en déroute, et la malheureuse mère, fugitive comme ses compagnons, perdit sa fille pendant cette attaque.

Nous avons dit comment le colon, recueillant Jaguarette dans la forêt, l’avait élevée à Sporterfigdt.

Pour mettre à jour les différentes positions des acteurs de ce récit, il nous reste à dire que les trois Indiens chargés de conduire Adoë à l’habitation d’Oultok le Borgne n’étaient pas encore de retour au kraal.

Nous laisserons donc, les femmes indiennes s’exclamer sur l’heureux et étonnant hasard qui réunissait Jaguarette à Baboün-Knify, etl nous conduirons le lecteur dans le carbet de la magicienne.


CHAPITRE XXV.

Les deux Indiennes.


Jaguarette était assise sur une natte de joncs ; Baboün-Knify, agenouillée devant sa fille, semblait absorbée dans une contemplation muette.

Sur les joues brunes et un peu amaigries de la petite Indienne, on voyait les traces récentes de larmes séchées ; l’expression de sa physionomie était douce et triste.

Sa mère la regardait avec amour, avec adoration ; elle ne se lassait pas d’admirer sa beauté ; elle en était fière, elle en était heureuse.

— Les beaux cheveux ! les beaux cheveux ! s’écria-t-elle tout à coup, en pressant la tête de Jaguarette dans ses deux mains, et elle baisa ses cheveux noirs et brillants… Les beaux bras ! et elle baisa ses bras… le beau col ! et elle baisa son col…

Et c’étaient des soupirs, des élans de joie, des éclats de rire, des sanglots qui tenaient du délire.

— Ma fille… ma fille !… j’ai retrouvé ma fille, s’écriait Baboün-Knify. Elle ne pouvait se lasser de prononcer ces mots.

Malgré le bonheur qui rayonnait sur le visage de sa mère, les traits de Jaguarette restaient assombris.

La magicienne se cacha la figure avec un pan de sa robe, et s’écria : — Elle ne m’aime pas ! elle est triste ! elle ne m’aime pas !… Je devrais mourir demain, qu’aujourd’hui la vue de ma fille me rendrait folle de joie, et mon enfant reste froid devant mon bonheur ! Elle ne m’aime pas !

Et la malheureuse femme éclatait de nouveau en sanglots déchirants.

Émue de sa douleur, Jaguarette se jeta au col de sa mère, fondit en larmes, et lui dit d’une voix étouffée : — Votre fille est malheureuse…