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— Un des chasseurs noirs, qui s’était engagé à travers les lianes en avant des sapeurs, a entendu très-distinctement le cri de guerre et de reconnaissance des Piannakotaws du côté du sud…

— Ces brigands-là ne nous laisseront donc pas manger un morceau et dormir tranquilles ! s’écria le major en se levant avec vivacité du tronc d’arbre où il était assis. Puis il reprit : Mais ce noir ne se trompe-t-il pas ? le tigri-fowlo chante toujours le soir en se perchant, et comme les guerriers indiens imitent ce cri-là pour se reconnaître, c’est peut-être un de ces oiseaux que le noir a entendu ?

— Pardonnez-moi, major ; il y a toute apparence que ce sont des Indiens, car l’esclave a plusieurs fois distingué le mot Oronwo… Après ce cri-là, vous savez que ce mot est le garde à vous ! des Indiens ; seulement, au lieu de venir de terre, ce cri semblait venir du ciel.

— Du ciel ! le diable y est donc monté ? s’écria le major ; du ciel ! cet esclave rêve.

— Mais, major, dit le sergent, vous oubliez que les flèches barbelées que vous avez reçues l’année dernière venaient comme qui dirait des nuages, vu que les Indiens nous visaient du haut des palmiers.

— Ce que Pipper dit là est pardieu très-vrai…, capitaine Hardi, reprit gravement Rudchop. Et s’adressant à Hercule : J’avais oublié cette circonstance… figurez-vous une embuscade aérienne… Rien de plus diabolique, car les feuilles des arbres cachent l’ennemi ; et, tandis que vous levez le nez en l’air pour les chercher et les ajuster, ils ne manquent pas d’abuser de leur position pour vous cribler la figure ; j’ai été témoin d’un superbe coup d’adresse à ce propos-là. Un sous-lieutenant de ma deuxième compagnie regardait ainsi en l’air pour tâcher de déquiller quelques-uns de ces mangeurs de chair humaine ; qu’est-ce qu’il reçoit ? une flèche barbelée dans chaque œil en manière de longue-vue : c’est malheureusement un de ces coups extraordinaires qu’on ne revoit pas.

— Surtout celui qui l’a reçu, dit ironiquement Pipper.

— Aussi, reprit le major, je le dis toujours, il n’y a rien de pis que ces embuscades aériennes ; ce qu’on peut faire de mieux pour les déjouer, c’est d’en établir de pareilles et de placer des vedettes et des éclaireurs sur les branches de ces arbres, comme on met des matelots en vigie au bout des mâts ; je sais bien que c’est se battre un peu à la manière des singes et des écureuils, et qu’il faut être un furieux équilibriste pour faire le coup de sabre ou le coup de fusil à cheval sur une branche d’arbre ; mais c’est égal, il n’y a pas de choix : c’est le seul moyen de rendre aux Indiens la monnaie de leur pièce ; et, après tout, vous verrez qu’il y a du bon dans cette manœuvre, capitaine Hardi, ajouta le major en se retournant vers Hercule. Je vais vous donner une douzaine de démons incarnés que j’appelle mes grimpeurs ; lorsque vous serez à portée de la voix qu’on entend, vous monterez en embuscade sur le premier tronc d’arbre que vous trouverez à votre convenance ; alors, courez de branche en branche sans vous inquiéter du reste : les plus solides sont les meilleures, vous verrez. On finit par s’habituer à marcher comme ça, et même à la longue on trouve les autres promenades monotones.

Hercule regardait le major d’un air hébété.

Rudchop se dit à lui-même : — Rien ne le surprend ! il est vraiment incroyable. Puis il reprit : Quand vous aurez ainsi voltigé et éclairé le dessus, vous éclairerez le dessous… ou plutôt vous commencerez par le dessous, ajouta le major en réfléchissant. J’ai mes raisons pour cela. Ainsi donc, partez et avancez dans la direction où on a entendu les voix ; à mesure que vous marcherez dans la forêt, vous laisserez des vedettes intermédiaires entre vous et le camp, elles seront à portée de voix l’une de l’autre, elles m’avertiront de vos mouvements. Si, après quelque temps de marche, vous n’entendiez plus la voix, faites halte, établissez-vous de votre mieux dans l’endroit où vous vous serez arrêté… jusqu’au lever du soleil ; vous nous servirez ainsi de grand’guide.

Hercule trouvait ces deux missions effrayantes : une pareille marche de nuit, soit sur les arbres, soit à travers la forêt, lui semblait mortelle ; mais l’habitude qu’il avait d’obéir aveuglément au major l’emporta sur la peur. N’osant pas faire une objection, il se résigna, se leva et dit :

— Je suis prêt, monsieur le major.

Rudchop regarda ses officiers et leur montra Hercule avec admiration. — Mais soupez avant de partir… mangez un morceau avec nous et buvez un verre de rhum, capitaine.

— Je n’ai pas faim, monsieur le major, je préfère partir tout de suite.

Le malheureux disait vrai ; le dégoût que lui inspirait le détestable mets du major lui avait ôté l’appétit ; les périls qu’il entrevoyait le frappaient de stupeur. En ne faisant rien pour échapper à ces dangers, Hercule agissait comme ces gens fatigués de la vie qui courbent la tête sous les coups du sort, en le bénissant de les délivrer d’une misérable existence.

Pour des gens aussi prévenus en faveur du courage d’Hercule que l’étaient le major et les officiers que celui-ci avait endoctrinés, la résolution d’Hercule était le comble de l’intrépidité.

Malgré sa rudesse, Rudchop le contemplait avec un vif intérêt.

— Que le diable m’emporte ! s’écria-t-il, si je ne vous trouve pas le plus brave jeune homme que je connaisse ! Ordinairement mon sergent Pipper ne marche qu’avec moi et ma compagnie de carabiniers. Eh bien ! pour vous prouver le cas que je fais de vous, je joins aux douze grimpeurs mon vieux Pipper et vingt-cinq carabiniers ; ils serviront sous vos ordres. Je leur devais cette récompense de leur bravoure.

— Je vous remercie, monsieur le major, dit Hercule, assez indifférent à la marque de considération que lui donnait son supérieur.

— Quand les Indiens poussent ainsi leurs cris de guerre, c’est qu’ils ne craignent pas d’être entendus, dit gravement Pipper. Nous serons attaqués cette nuit, je n’en doute pas ; je ne vous demande que cinq minutes, major, pour aller faire ma queue de combat et rassembler les carabiniers.

— Tu es un vieux fou, dit Rudchop ; il faut vouloir tout ce que tu veux. Allons, va… et reviens vite.

On se souvient que le sergent, par une héroïque jactance imitée des Indiens, qui, ne gardant sur leur tête rasée qu’une touffe de cheveux semblent défier leurs ennemis de les saisir par cet endroit, si favorable au scalpage ; on se souvient, disons-nous, que le sergent attachait à sa longue queue tout ce qu’il pouvait trouver de brillant et de clinquant.

Cette arrogante parure lui avait été plusieurs fois fatale. Les Indiens comprenant toute la vaniteuse forfanterie de cette queue ornée, s’étaient acharnés à combattre Pipper, l’avaient fait prisonnier, et, sans le plus miraculeux hasard, il n’échappait pas à l’épouvantable sort qui l’attendait.

Pendant l’absence de son sergent, le major donna de nouvelles instructions à Hercule sur les embuscades aériennes, sur l’avantage de porter toujours un petit poignard très-affilé entre sa veste et son uniforme, cette dague meurtrière étant d’une excellente ressource pour les combats corps à corps, dans le cas où on venait à être désarmé.

— Les Indiens, vous voyant étendu à terre et sans armes, ne se défient pas de vous, disait le major ; ils vous mettent ordinairement le genou sur l’estomac et vous prennent par les cheveux pour vous scalper ; c’est alors que, glissant adroitement votre main droite sous votre habit, comme si quelque chose vous démangeait, ou si un de vos boutons vous gênait, vous tirez votre dague et vous poignardez mon Indien. Ça ne vous empêche peut-être pas d’être scalpé tout de même, mais au moins vous avez la consolation de penser que vous êtes vengé.

Le major donnait ces dernières instructions à Hercule, lorsque le sergent reparut.

La cabane où se tenaient les officiers était faiblement éclairée par une lampe faite d’une calebasse, dans laquelle brûlait une mèche de coton arrosée d’huile de palma-christi.

Quand Pipper arriva, non-seulement sa figure sèche et tannée parut environnée d’une auréole de lumière, mais l’intérieur de la hutte fut sensiblement éclairé.

Rien de plus simple que ce phénomène ; le sergent avait ingénieusement fixé à sa queue, au moyen de plusieurs grosses épingles, deux beaux porte-lanternes, scarabées phosphorescents dont nous avons vu la sorcière faire usage pour illuminer sa case d’une manière si funèbre. À ces enjolivements le sergent avait ajouté deux grelots, un morceau de drap écarlate pailleté d’argent, et une touffe de plumes de perroquet.

Le major et les officiers partirent d’un éclat de rire en voyant ce singulier attirail.

Pipper garda un imperturbable sang-froid, et dit à Rudchop : — Major, les carabiniers sont armés et prêts à marcher.

— Allons, mon brave, dit le major à Hercule en le serrant entre ses bras, à demain matin… et à la moindre alarme faites tirer quelques coups de feu en l’air, et nous serons près de vous… Et toi, mon vieux Pipper, ajouta le major en se tournant vers son fidèle sergent, prends bien garde à toi, et défends ta queue, comme dit le proverbe.

Puis, serrant encore une fois la main d’Hercule, Rudchop l’accompagna jusqu’au seuil de sa hutte, le vit s’enfoncer dans l’étroit sentier que les sapeurs noirs avaient tracé ; il suivit quelque temps sa marche, grâce à la lueur que répandait la queue du sergent, qui brillait dans l’obscurité comme une étoile ; puis, lorsqu’il ne vit plus rien : — Allons, Tomy, dit-il à un de ses esclaves, tire de la cantine deux bouteilles de rhum, que nous puissions boire un coup à la santé de notre brave capitaine, ça lui portera bonheur.

Après avoir glorieusement soupé avec ses officiers, Rudchop monta dans son hamac, accorda encore une dernière pensée au fils de son vieil ami le greffier, et s’endormit profondément.

Fatigués de leur journée de marche, les soldats imitèrent leur commandant, et, à la réserve des sentinelles, le camp des Européens fut bientôt enseveli dans un lourd sommeil.


CHAPITRE XXIII.

L’Ourow-Kourow.


La lune se leva brillante, lumineuse ; ses vifs rayons, en traversant les arbres, donnaient une apparence fantastique aux masses de verdure sur lesquelles ils se jouaient.

Hercule marchait silencieusement au centre de sa troupe, ayant à ses côtés le sergent Pipper.

Peu à peu la forêt devint moins épaisse, les nègres sapeurs n’eurent plus qu’à débarrasser la route de quelques lianes.

La petite troupe se trouvait alors sous une haute futaie de pample-