Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/346

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Hercule, resté seul, crut rêver ; presque effrayé de la franchise des aveux de la jeune fille, il éprouvait un trouble extrême.

Sans se rendre compte des sentiments qui l’agitaient, il éprouvait à la fois de la joie et de la crainte en songeant à la bizarrerie de cette aventure.

Adoë lui paraissait belle, l’habitation de Sporterfigdt lui semblait non moins belle. Il ne s’agissait, pour posséder l’une et l’autre, que de mettre quelques fleurs dans une coupe.

C’était une de ces résolutions négatives tout à fait à la hauteur de l’énergie d’Hercule. Il hésitait pourtant encore lorsque Rudchop, qui avait depuis une heure quitté Sporterfigdt avec le sergent Pipper, envoya prier son capitaine de venir le retrouver au camp le plus tôt possible.

Voulant obéir aux désirs d’Adoë, Hercule sortit du salon pour chercher les fleurs nécessaires à la composition de son bouquet.

Bientôt il avisa le riant parterre qui entourait l’arbre du Massera. Par hasard il ne se trouvait aucun noir dans cette partie de l’habitation qui pût prévenir Hercule du danger auquel il s’exposait en allant affronter les essaims domiciliés sur le tamarinier.

Le capitaine s’approcha bravement de la haie.

Au moment où il la dépassait, un cri étouffé retentit derrière une des jalousies de l’habitation ; mais Hercule ne l’entendit pas.

À la vue de l’étranger qui cherchait négligemment du regard les plus belles fleurs des plates-bandes, les abeilles se précipitèrent furieuses sur Hercule.

Mais, ô prodige ! à peine eurent-elles effleuré sa chevelure poudrée et son habit, qu’elles reprirent précipitamment leur vol en tourbillonnant, et regagnèrent l’arbre en toute hâte.

Hercule, baissé à terre pour ramasser des fleurs, s’était à peine aperçu du danger auquel il venait d’échapper, il continua paisiblement sa collection. Puis, avisant le divan de jonc placé à l’ombre du tamarinier, il trouva commode d’aller s’asseoir sur le siège pour parfaire son bouquet.

Par suite du même prodige dont nous avons parlé, les abeilles continuèrent de se montrer aussi respectueuses envers Hercule, et le laissèrent se reposer dans ce sanctuaire inviolable.

Après avoir encore rêvé quelque temps à la singularité de cette aventure, le capitaine sortit du parterre, son bouquet à la main, et se dirigea vers le salon.

Pour expliquer par quel miraculeux hasard les essaims avaient laissé Hercule jouir des droits absolument réservés à la fille de Sporterfigdt, il suffira de dire que, pendant la traversée et selon l’habitude hollandaise, les habits d’Hercule avaient été saupoudrés d’assa-fœtida pulvérisé, afin de les mettre à l’abri des insectes ; or, les abeilles ont une telle aversion pour l’odeur de cette plante, qu’il suffit d’en disposer quelques paquets sur leurs ruches pour les forcer à les abandonner. Ç’avait donc été par antipathie et non par sympathie pour Hercule que les abeilles l’avaient laissé impunément parcourir le parterre et s’asseoir à l’ombre du tamarinier.

Lorsque le capitaine entra dans le salon, il fut très-étonné de trouver sur la table, près de la coupe de porcelaine où il devait mettre son bouquet, une magnifique épée dont la garde dorée était précieusement ciselée. À côté de cette épée était une longue chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon représentant une figure d’enfant.

Malgré ses traits enfantins, ou reconnaissait facilement Adoë. Enfin, une épingle attachait à la chaîne un papier sur lequel se lisaient ces mots : « Si j’avais pu douter de la volonté du destin, ce qui vient de se passer sous l’arbre du colon suffirait pour me prouver que le ciel veut que nous soyons unis. Si vous apportez le bouquet, vous prendrez cette épée… elle a appartenu à mon père… Ce médaillon… ne le quittait jamais. Cette arme, ce portrait si précieux pour lui, pour moi, sont des trésors sacrés, ils doivent appartenir à celui qui sera mon époux, et vous le serez puisque vous apportez le bouquet. Maintenant, que Dieu, en vous protégeant, protège la fille de Sporterfigdt… Votre fiancée vous attend en priant pour vous. »

Cachée derrière une persienne, la jeune fille avait aperçu avec effroi Hercule s’approcher de l’arbre du Massera.

On comprend que l’issue incompréhensible de cette tentative dut frapper l’imagination de la créole, lorsqu’elle vit les hôtes privilégiés de l’arbre consacré à la mémoire du colon accueillir Hercule d’une façon si extraordinaire. Adoë ne douta plus un moment de la réalité des prédictions de Mami-Za.

Exaltée par cette dernière circonstance presque miraculeuse, elle crut devoir se dessaisir de ce qu’elle avait de plus précieux parmi les souvenirs de son père, en faveur de l’homme que le destin lui désignait si évidemment pour époux.

Hercule, agissant aussi machinalement que s’il eut été sous l’influence d’un songe, prit l’épée, mit dans sa poche le médaillon et la lettre, et sortit de l’habitation pour se rendre au camp, qui n’en était pas éloigné.

Il marchait pensif depuis quelques moments lorsqu’il vit sauter légèrement de terre Jaguarette, qui avait épié son passage, cachée dans le feuillage épais d’un palétuvier.

— C’est la jeune fille sauvage aux yeux noirs, dit Hercule en s’arrêtant.

L’Indienne, après avoir regardé fixement le capitaine, se mit à genoux devant lui, lui prit la main et la porta à ses lèvres avec une tendresse respectueuse, en lui disant :

— Jaguarette est à toi, bel étranger ; elle t’aime, elle est ton esclave. Parle… elle te suivra… ou plutôt, suis-la ; elle te conduira dans un kraal où tu seras assis au-dessus des plus sages guerriers…

— Ma chère petite, reprit Hercule qui marchait de surprise en stupéfaction, vous me donnez une très-mauvaise idée de votre réserve et de votre modestie. Vous feriez mieux, je crois, d’aller retrouver votre maîtresse.

À ces mots, Jaguarette se redressa vivement, montra ses dents par ce petit mouvement convulsif qui lui était naturel, et dit avec fierté :

— Jaguarette n’a plus de maîtresse… Du jour où elle t’a aimé, elle a été libre. Celle qui t’aime ne doit obéir à d’autre volonté que la tienne.

— Eh bien ! alors, dit Hercule d’un air triomphant, puisque vous m’obéissez, je vous ordonne, ma chère, de me laisser tranquille.

L’Indienne secoua tristement la tête, attacha ses grands yeux humides sur le capitaine, et répondit :

— Jaguarette ne peut plus retourner auprès de sa maîtresse… Jaguarette est attachée désormais au bel étranger comme la grenadille est attachée aux branches du pamplemousse.

— Grenadille et pamplemousse ! tant que vous voudrez, s’écria Hercule impatienté ; je n’ai que faire de vous ; retournez à l’habitation. Vos discours sentent le libertinage, ma mie, et, pour mettre un terme à vos poursuites, je dois vous déclarer que je suis fiancé à votre maîtresse ; je puis le dire avec d’autant moins d’indiscrétion que la Providence semble avoir pris une trompette pour l’annoncer.

Jaguarette fronça ses noirs sourcils et dit à Hercule :

— Mami-Za a prédit cela ; je l’ai entendue. C’est vrai ; mais la panthère ? La panthère, la Providence n’en a-t-elle pas aussi parlé ?… Et la panthère, c’est Jaguarette, reprit-elle en frappant du pied avec orgueil.

— Je ne sais pas de quelle panthère vous voulez parler, dit Hercule. Le temps presse, le major m’attend. Allez revoir votre maîtresse, et ne dites plus de ces inconvenantes paroles.

Après avoir un moment gardé le silence, l’Indienne, d’un air presque imposant, dit à Hercule :

— Je vais retrouver la fille de Sporterfigdt… mais dans huit jours tu seras assis dans notre kraal au-dessus des plus sages guerriers, et moi, ton esclave, je te servirai à genoux. C’est moi qui te le prédis à mon tour.

En disant ces mots, Jaguarette disparut à travers les haziers.

Hercule regagna précipitamment son camp, presque épouvanté de l’effronterie de l’Indienne et assez inquiet de savoir s’il serait véritablement, huit jours après, assis dans un kraal parmi les plus sages guerriers piannakotaws, ainsi que l’avait prédit l’Indienne.


CHAPITRE XVII.

La nuit.


La nuit était calme ; les feux allumés sur les berges de l’habitation de Sporterfigdt jetaient au loin leur clarté flamboyante.

Fatigués des travaux du jour, les noirs armés sommeillaient dans la grange, prêts à sortir à la première alarme.

Suivant les avis du major Rudchop, qui avait annoncé l’approche des nègres révoltés, Adoë avait ordonné à Bel-Cossim de mettre les noirs sous les armes. Celui-ci venait de parcourir les postes et de rentrer dans l’intérieur de la maison, lorsque minuit sonna.

En face du bras du canal qui défendait la partie orientale de l’habitation, s’étendait la plantation de caféiers dont on a parlé.

Entre cette plantation et le bord du canal, restait une savane absolument découverte et éclairée par le feu allumé sur la berge.

Un jeune noir, son fusil sur l’épaule, se promenait sur la crête de cette berge et venait de temps en temps en alimenter la flamme qui y brûlait.

Par un effet de lumière naturel, l’ombre mobile de l’esclave en sentinelle se projetait gigantesque sur la savane, partout éclairée, et allait se perdre, en s’élargissant, dans la lisière des caféiers.

Sortant d’un de ces massifs d’arbres, rampant comme un reptile, un Indien s’était glissé au milieu du rayon d’ombre, si on peut s’exprimer ainsi, que projetait la sentinelle. Avec une merveilleuse adresse, il en suivait les moindres mouvements, soit que cette ombre s’avançât, soit qu’elle s’arrêtât, suivant la marche du nègre.

L’Indien n’avait pu être aperçu de la sentinelle, dont la vue était encore éblouie par la clarté qui contrastait si vivement avec l’obscurité qui voilait le reste de l’horizon.

La distance qui séparait les caféiers du canal était telle, que les Piannakotaws, embusqués dans cette plantation, ainsi que l’avait craint le commandeur, auraient pu tuer d’un coup de fusil la sentinelle qui, complètement éclairée, leur offrait un point de mire presque infaillible.

Mais un coup de feu eût donné l’alarme, et les Indiens ne voulaient pas tenter une attaque de vive force.

L’arc et la flèche, d’une portée beaucoup moins longue et moins sûre que celle du fusil, mais d’un effet muet, étaient donc préférables à employer pour se défaire de la vedette sans bruit et sans éveil.

L’indien s’était donc glissé dans l’ombre afin de s’approcher assez près de la sentinelle pour viser à coup sûr.