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CHAPITRE XVI.

Les aveux.


La nuit qui vint succéder à ce jour si important dans la vie d’Adoë se passa sans alerte. Bel-Cossim avait prudemment posé des sentinelles, et fait allumer des feux sur chaque berge du canal, afin d’empêcher toute surprise de la part des Indiens qu’il supposait toujours cachés dans les bois.

Les troupes du major Rudchop, occupées à établir leur campement, n’avaient pu commencer leurs opérations militaires, et chasser de la forêt voisine les cruels alliés de Zam-Zam, qui s’approchait de plus en plus, et dont la troupe féroce ne laissait après elle que pillage, massacre et incendie.

Bel-Cossim semblait se multiplier, et Cupidon le secondait avec une merveilleuse activité.

Adoë se leva tard ; ne voyant pas paraître à sa toilette Jaguarette, qui couchait dans une chambre contiguë à la sienne, elle demanda à sa nourrice où elle était. L’on s’informa, et l’on sut que l’Indienne était sortie dans la campagne aussitôt que le pont-levis avait été baissé.

On était tellement habitué aux caprices et au caractère fantasque de la jeune fille, qu’on ne s’occupa pas de sa disparition.

Le major avait promis à Adoë de venir dîner avec le capitaine. La créole attendit ce moment avec impatience, plongée dans une douce rêverie dont Hercule était l’objet.

Vers les trois heures, Jaguarette revint et se présenta devant sa maîtresse.

— Où avez-vous passé toute la journée ? lui demanda sévèrement Adoë.

— Sur la savane et au bord de la mer.

— Eh ! pourquoi avez-vous quitté Sporterfigdt sans ma permission ?

L’Indienne regarda sa maîtresse d’un air étonné et répondit :

— Jaguarette ne vous a jamais demandé la permission de se promener, Massera, pas plus que le passereau ne demande à Dieu la permission de voler.

Cette réponse ne satisfit pas Adoë. Elle reprit :

— Puisque vous voilà, je veux savoir pourquoi vous m’avez désobéi ? Pourquoi n’avez-vous pas quitté le vêtement que je vous avais ordonné de quitter ? Pourquoi, lorsque le capitaine a joué de la flûte, avez-vous témoigné une admiration tellement extravagante, que j’ai été obligée de vous faire sortir du salon ?

— Jaguarette est une fille des forêts, elle ne sait pas cacher ce qu’elle éprouve : la musique de cet étranger lui a donné envie de pleurer, et elle pleura.

— Et ne pouviez-vous aussi vous empêcher de regarder ce capitaine avec une avidité si déplaisante ?

— Jaguarette a beaucoup regardé cet étranger parce qu’il est très-beau, et qu’il sera bientôt le mari de la fille de Sporterfigdt, comme l’a prédit Mami-Za. Jaguarette ne peut s’empêcher de regarder avec admiration celui qui doit rendre sa maîtresse heureuse.

Il y avait une telle sincérité dans l’expression des naïves paroles de l’Indienne, que peu à peu la colère d’Adoë s’apaisa. Elle se reprocha sa dureté et eut honte de la folle jalousie qui la faisait se rabaisser au niveau de son esclave.

D’un caractère vif mais généreux, Adoë voulut faire oublier à Jaguarette la dureté avec laquelle elle l’avait traitée.

L’Indienne, touchée jusqu’aux larmes de la bonté de sa maîtresse, se mit à ses genoux, lui baisa la main avec reconnaissance, et la bonne harmonie qui avait jusqu’alors toujours existé entre la créole et sa suivante fut ainsi rétablie.

L’heure avançait, Hercule et le major n’avaient pas encore paru.

L’impatience d’Adoë était extrême, bientôt elle eut les craintes les plus vives sur le sort d’Hercule ; car un nègre, envoyé par Cupidon, vint annoncer qu’un engagement avait eu lieu entre quelques éclaireurs de la troupe de Zam-Zam et les avant-postes du major Rudchop. Deux nègres rebelles avaient été tués, et les autres s’étaient retirés dans les bois.

L’anxiété d’Adoë était à son comble, lorsqu’elle vit entrer le major et Hercule.

— Vous n’êtes pas blessé ? s’écria-t-elle en s’adressant à Hercule ; puis, rougissant de cet élan involontaire, elle se retourna vers le major, et lui dit : Ni vous non plus, monsieur le major ?

— Pas encore, mademoiselle, pas encore, nous n’avons pas fait ce qu’il faut pour ça ; c’est seulement mon sergent Pipper que j’avais envoyé en reconnaissance, et qui a prêté quelques coups de fusil à ces drôles à caleçons rouges. Le capitaine et moi nous nous réservons pour mieux que cela… et ce mieux-là ne tardera pas, car un espion bien informé m’a donné tous les renseignements possibles sur la position de Zam-Zam. Demain, au point du jour, nous allons lui faire une petite surprise, en côtoyant la Commewyne ; et, en parlant de la Commewyne, ça me rappelle que c’est sur sa rive que mon vieux Pipper a été surpris par les Piannakotaws, ensuite de quoi il a manqué de servir de déjeuner pour le lendemain des noces de la fille du chef de la tribu, comme je l’ai écrit à votre père, capitaine. Puis, en manière de plaisanterie, le major ajouta : — Ah çà !… n’allez pas vous laisser surprendre comme Pipper ! Un vieux Pandour comme lui, c’eût été coriace en diable, et ça se garde pour être mangé en daube. Au lieu qu’un gaillard comme vous… Eh ! eh ! ça se dévore tout de suite, comme on dit, sur le pouce et à la croque-au-sel.

— Ah ! monsieur le major… pouvez-vous parler ainsi ! s’écria la créole avec effroi, tandis qu’Hercule répondit ces seuls mots avec un calme héroïque :

— Je tâcherai de n’être pas mangé.

Ces paroles, qu’Adoë trouva remplies de modestie et de fermeté, la touchèrent profondément ; elle attacha un regard humide de larmes sur Hercule toujours impassible.

— Si vous me croyez, mademoiselle, reprit le major, vous ferez armer vos nègres cette nuit, et on fera bonne garde sur vos berges. Si nos troupes étaient plus considérables, je vous offrirais un poste armé ; mais nous sommes déjà bien peu nombreux, l’ennemi est trois fois plus fort que nous, et, pour nous tirer d’affaire avec nos chevelures, ou pour mieux dire, avec notre tête, il faut mettre les morceaux doubles, et avaler deux Indiens d’une bouchée, n’est-ce pas, capitaine ?

— Mon opinion est absolument conforme à la vôtre, répondit Hercule.

Quelle différence entre le capitaine et le major, pensait Adoë. Celui-ci est brave, mais il parle toujours de sa bravoure avec orgueil, tandis que le capitaine, aussi brave, plus brave même que le major, semble dédaigneux quand on parle d’actions de courage.

À ce moment, Mami-Za entra et annonça à Rudchop que son sergent Pipper demandait à lui parler.

Le major sortit, Hercule et Adoê restèrent seuls.

Si Adoë avait beaucoup songé à Hercule, celui-ci avait aussi beaucoup songé à la jeune créole. Elle éveillait en lui des sentiments jusqu’alors inconnus. Par un prodige de l’amour, prodige vieux comme l’amour, la préoccupation d’Hercule, au sujet de la fille de Sporterfigdt, avait été telle, que pendant la nuit qui suivit sa première entrevue avec Adoë, au lieu d’être en proie à sa frayeur habituelle des nègres, des Indiens, des serpents, des tigres, il ne songea qu’aux beaux yeux noirs d’Adoë, à la fois si brillants et si doux.

Pourtant (faut-il avouer cette bizarrerie du cœur le plus candide et le plus neuf), Hercule Hardi fut quelquefois distrait de ces charmantes pensée par un souvenir furtif, donné presque malgré lui à la brune et sauvage beauté de la petite Indienne qui l’avait contemplé avec une attention si singulière.

Seule avec le capitaine, Adoë, croyant obéir à la voix de la destinée et aux dernières volontés de son père, dit à Hercule d’un ton presque solennel, avec autant de franchise que de candeur :

— Nous allons nous séparer… vous allez être exposé à de grands dangers ; nous sommes liés pour l’avenir par le destin, je dois tout vous dire.

Hercule regarda la créole d’un air stupéfait. Celle-ci continua :

— Je suis orpheline et maîtresse de cette habitation. Mon père est mort en me recommandant de choisir pour époux un Européen au lieu d’un créole, si j’étais assez heureuse pour pouvoir faire ce choix… Les prédictions de ma nourrice, qui est douée de l’obiaï[1], annoncent que j’aurai pour époux un Européen… qu’il sera plein de courage, mais qu’avant de se conclure mon union avec cet Européen sera traversée par des périls de toutes sortes. Si j’en crois mon cœur, ajouta la créole en rougissant beaucoup, cet Européen, qui doit réaliser les vœux de mon père mourant, qui doit accomplir les prédictions de ma nourrice, cet européen… et la jeune fille hésitait malgré sa chaste assurance.

— Cet Européen est encore en Europe ? demanda Hercule.

— Cet Européen est arrivé depuis peu de jours dans la colonie, dit Adoë en baissant les yeux.

— Depuis peu de jours dans la colonie ? répéta Hercule en regardant les poutres du plafond d’un air interrogatif.

— Cet Européen est dans cette habitation.

— Dans cette habitation ? répétait encore Hercule en tournant les yeux vers Adoë, sans la comprendre davantage.

— Cet Européen, c’est vous… Le destin a confirmé ce qu’avait dit mon père.

— Moi !… moi !… moi ! s’écria Hercule par trois tons différents.

— Si votre cœur ne dément pas la volonté de la destinée, vous mettrez un bouquet dans ce vase avant votre départ, dit Adoë en se levant et montrant une coupe de porcelaine à Hercule. Si je l’y trouve tout à l’heure, je me regarderai comme votre fiancée ; de ce jour je serai enchaînée à vous par un lien indissoluble ; je prierai pour vous avec ferveur… Je supplierai le ciel de bénir une union dans laquelle je mettrai mon bonheur… mon avenir… ma vie. Si je ne trouve pas ce bouquet… Puis, comme s’il lui était impossible de s’arrêter à cette pensée et sans doute vaincue par l’émotion que lui avait causée son singulier aveu, Adoë n’acheva pas sa phrase et sortit brusquement du salon en mettant la main sur ses yeux.

  1. Sorte de seconde vue.