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Sporterfigdt paraît bravement son fusil à la main. Quand elle est à la tête de ses esclaves, la tribu entière des Piannakotaws viendrait attaquer Sporterfigdt, que nous ne les craindrions pas plus qu’un essaim de mouches.

— Est-ce donc pour venir nous chercher de la part de notre maître que vous êtes ici ? dit Tarpoën en feignant d’être étonné de voir les deux esclaves dans la chambre ; nous demande-t-il pour aider à défendre Sporterfigdt ?

— Donnez-nous des armes, et nous courons aux fortifications, dit Siliba. Et les deux mulâtres sautèrent de leur hamac.

— Des armes, dit Cupidon, c’est inutile, mon compère. On ne répond pas à notre feu. Je distinguerais à une demi-lieue le coup de fusil d’un Indien des coups de fusil d’un habitant. Il n’y a que les nôtres qui ont tiré. C’est une alarme, rien de plus… Nous y sommes faits. Voici déjà nos gens qui remettent leurs armes en place et qui rentrent dans la grange.

— Holà ! Tomy, dit Touckety-Touk en s’adressant par la fenêtre à l’un de ses camarades : qu’est-ce que ce bruit ?

— La sentinelle de la berge du nord a vu à la clarté du feu un Indien sortir de la forêt… Il l’a laissé approcher assez près, et il a tiré ; malheureusement il l’a manqué, et l’Indien a disparu. Il faut être bien audacieux pour oser s’aventurer ainsi, quand on voit par les feux allumés que l’habitation est sous les armes.

— Allons, ce n’est rien, dit Cupidon aux deux mulâtres ; puisque vous voilà éveillés, et ce n’est pas sans peine, nous allons attendre le jour qui va bientôt paraître en finissant cette gourde de kill-dewill que nous avions apportée avec nous pour veiller gaiement en bons camarades au lieu de dormir.

— Nous acceptons cette offre comme vous nous la faites, dit Tarpoën en jetant un regard sombre sur Cupidon.

Ainsi se termina cette nuit qui pouvait avoir des suites fatales pour l’habitation de Sporterfigdt, grâce à la prudence de Bel-Cossim.

Le soleil se leva et éclaira bientôt le départ d’Oultok et de ses deux mulâtres.

Lorsque Tarpoën arriva devant une des fenêtres du rez-de-chaussée de la maison, il passa deux fois son index sur son sourcil droit ; la jalousie de la fenêtre s’entr’ouvrit et un mouchoir tomba.

Le mulâtre regarda ce mouchoir d’un air de triomphe, et dit tout bas à son frère : — La nuit prochaine, la fille pâle ne nous échappera pas…

Le farouche colon venait de partir de Sporterfigdt, lorsqu’un bruit de tambour se fit entendre, et bientôt le major Rudchop, l’ami du père de Hercule Hardi, entra dans l’habitation à la tête de deux compagnies de grenadiers.

Un nouveau mouvement tenté dans l’ouest par Zam-Zam nécessitait un assez grand déploiement de forces, et pendant quelque temps les environs de Sporterfigdt devaient être le centre des opérations militaires des troupes coloniales.


CHAPITRE XIII.

Le major et le sergent.


Pendant que Bel-Cossim allait prévenir la jeune maîtresse de Sporterfigdt de l’arrivée des soldats, Mami-Za conduisit le major Rudchop dans la chambre que ce dernier devait occuper et où il fut bientôt rejoint par son sergent.

Le major était un homme de cinquante ans environ, très-grand, très-large d’épaules, et d’un embonpoint remarquable. On retrouvait en lui le flegme et la physionomie flamande dans toute leur pureté.

Ses épaisses moustaches d’un blond couleur de lin, ses cheveux de même nuance qu’il portait sans poudre et très-courts, son front étroit, ses petits yeux d’un bleu clair, ses joues pleines et colorées ; son nez gros, charnu, çà et là bourgeonné ; sa large bouche, dont la lèvre inférieure un peu pendante semblait toujours machinalement chercher le tuyau d’une pipe. Tout, dans le major, rappelait le type de buveurs chers à Teniers. Si le costume de cet officier supérieur, au lieu d’offrir à la vue une régularité guerrière, était presque grotesque, il attestait du moins une grande entente des moyens de résister aux atteintes de ce climat dangereux et brûlant.

Par-dessus son serre-tête de toile de Hollande, Fritz Rudchop portait un immense chapeau de joncs ; une robe de chambre de toile perse hermétiquement fermée au col et aux poignets lui tombait au milieu des cuisses. Ce vêtement, à la fois frais et léger, était serré sur le large abdomen du major par un ceinturon de buffle garni d’une paire de pistolets et d’un poignard. Ses grandes bottes de peau de tapir, imperméables à l’eau et à l’épreuve de la morsure des serpents, lui montaient presque jusqu’à la ceinture et complétaient son équipement. Enfin, quand le soleil était trop ardent, le major se servait bravement d’un vaste parasol, sinon il portait à la main un grand bâton ferré semblable à celui dont se servent les montagnards suisses.

Ce n’était pas par faiblesse ou par pusillanimité que le major prenait ces précautions contre l’insalubrité du climat, car il montrait dans le danger la plus froide intrépidité ; mais il disait qu’un soldat doit entretenir sa santé et conséquemment ses forces avec autant de soin que son armure, se maintenir toujours en état de faire vaillamment son service, et qu’enfin un major d’infanterie ne recevait pas une solde de quinze florins par mois pour se battre contre le soleil, contre la fièvre et contre les serpents, mais bien pour se battre contre les rebelles et contre les Indiens.

Quoiqu’il n’exposât pas non plus inconsidérément sa vie aux hasards meurtriers de ce climat, le sergent Pipper offrait un contraste frappant avec le major.

C’était un de ces vieux soldats qui ne sont à l’aise que dans un uniforme scrupuleusement boutonné et agrafé, et qui y vivent comme un animal à écailles dans sa carapace.

Pipper, âgé de quarante ans, était d’une taille moyenne, maigre, osseux, basané ; il portait un habit vert à collet orange, croisé et boutonné sur la poitrine, un col de cuir, une culotte et de grandes guêtres de cuir ; ses cheveux gris, aplatis le long de ses tempes, allaient se réunir en une queue, serrée d’un ruban noir, qui lui tombait au milieu du dos.

Avant le combat, le sergent ornait cette longue queue de tout ce qu’il pouvait trouver de rubans, de clinquant et de verroterie, le tout en manière de défi guerrier porté aux Indiens, qui avaient souvent, dans la mêlée, tenté de le saisir par cet endroit de sa personne pour le scalper.

D’un flegme, d’un courage à toute épreuve, son épée au côté, sa giberne aux reins, sa carabine au dos, sa hallebarde en main, le sergent semblait marcher aussi à son aise au milieu des épaisses forêts et des savanes noyées de la Guyane, que s’il eût paradé sur la grande place d’Amsterdam.

Le major autorisait sa troupe à une certaine désinvolture de costume qui désespérait Pipper, partisan effréné de la discipline et de la régularité militaires. Mais Fritz Rudchop, insensible aux lamentations de son sergent, persévérait dans ses idées ; et il faut dire à sa louange que si ses soldats n’avaient pas une tournure beaucoup plus martiale que leur major, comme lui ils montraient dans le danger autant de bravoure que de sang-froid.

Tels étaient les nouveaux hôtes de Sporterfigdt.

Le lecteur connaît déjà quelque peu le sergent et le major par la lettre que celui-ci avait écrite au père d’Hercule Hardi, lettre qui décida de l’embarquement du jeune héros pour la Guyane hollandaise.

Ne voulant pas paraître dans son costume de route devant la maîtresse de l’habitation, qu’il avait quelquefois vue à Surinam, le major, aidé de Pipper, procéda à une toilette plus convenable, et se présenta devant Adoë vêtu d’un frac vert décoré des insignes de son grade.

La figure de la jeune créole était un peu fatiguée par les émotions de la nuit et aussi par le manque de sommeil ; car, après l’alerte causée par les Indiens, elle avait pensé jusqu’au jour aux prédictions de la mulâtresse, à propos de cet Européen aux cheveux blonds, aussi courageux que beau, qui devait traverser les mers, et que le destin lui réservait pour époux.

Le danger même que venait de courir l’habitation faisait plus que jamais sentir à Adoë le besoin d’un défenseur. Quoique très-brave elle-même, elle eût confié avec joie le soin de son salut à ce mystérieux inconnu évoqué par la science cabalistique de Mami-Za.

Adoë, mise avec autant de goût que de simplicité, suivie de Jaguarette, entra donc bientôt dans le salon ; elle y trouva le major, qui, en l’attendant, faisait honneur au vin de Madère et aux plantains grillés que lui avait servis Mami-Za.

— Eh bien ! monsieur le major, dit Adoë en tendant gracieusement la main à Rudchop, nous voici donc encore en guerre ?

Le major baisa respectueusement la main blanche d’Adoë, et dit en se redressant : — C’est à craindre, mademoiselle. Zam-Zam a recommencé à faire des siennes sur ce côté-ci de l’Essequebo ; il a brûlé deux habitations dont il ne reste que la braise… qui n’est pas bonne à grand’chose, sans compter des massacres, mais des massacres qui vous donnent la fantaisie de ne pas laisser à ce gueux-là un pouce de peau sur le corps, ou de lui faire pis encore si on pouvait parvenir à le pincer…

— Ah ! quelle horrible guerre !… monsieur le major.

— Oui…, mademoiselle…, c’est sérieux ; tous nos prisonniers sont scalpés ou mangés. Eh bien ! ç’a un bon côté… la discipline y gagne, on ne voit pas un traînard ;… craignant d’être happés s’ils restaient en arrière, mes gaillards emboîtent furieusement le pas, se marchent sur les talons les uns des autres, et ne s’éloignent pas pour aller à la maraude, je vous en réponds.

— Et Zam-Zam, sait-on où il est à cette heure, monsieur le major ?

— On le croit dans l’ouest. M. le gouverneur voudrait l’empêcher de pénétrer au cœur de la colonie. Comme Sporterfigdt est sur la frontière, il pense avec raison qu’en prenant cette position pour point central de nos opérations, nous parviendrons ou à refouler les révoltés dans les montagnes, ou à nous en emparer. Voici, mademoiselle, la lettre du gouverneur ; il vous demande pour mes drôles un abri de deux ou trois jours, pendant lesquels ils vont s’occuper de se bâtir leurs maisons de campagne ici près sur le bord de la Commewyne, avec quatre pieux, six feuilles de latanier et un paquet de ficelle.

— Vous pouvez disposer de Sporterfigdt tant qu’il vous conviendra, monsieur le major, je donnerai les ordres nécessaires pour que nos noirs