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— Par la plaque d’argent elle-même qui, au lieu d’être tué, a blessé un des Indiens, et a peut-être tué l’autre.

— Le noir vient de raconter cela tout à l’heure à la cuisine, ajouta Siliba.

— Ah ! les misérables maladroits ! s’écria le planteur en frappant du pied avec rage ; donner ainsi l’éveil… Ils vont tout perdre… tout perdre… Comment un vieux guerrier comme Ourow-Kourow a-t-il pu commettre une telle imprudence ? Tout est manqué, ces gens-ci sont peut-être en défense.

— Je le crois, Massera, dit Tarpoën ; il y a du mouvement dans l’habitation. J’ai vu des noirs portant des armes traverser la cour.

— Malédiction sur l’Indien, répéta le colon, dans un nouvel accès de colère. Une si belle occasion !

— Si tu le veux, Massera, nous pouvons mettre le feu au séchoir, dit Siliba.

— Et, dans le tumulte, poignarder Bel-Cossim, reprit Tarpoën. Sans leur commandeur, les noirs seront comme des poules sans l’agarmi[1].

— Dès qu’ils verront les flammes, reprit Siliba, les Indiens qui sont maintenant cachés dans les caféiers, et qui attendent le signal, seront tout prêts à passer le pont-levis que nous leur abaisserons…

— Je sais déjà où loge la fille de Sporterfigdt, dit Tarpoën ; quoique fermée en dedans, sa porte s’ouvrira à ma voix… ajouta-t-il d’un air mystérieux. Mon frère et moi nous enlevons la fille pâle pendant l’incendie ; demain, au lever du soleil, elle est à bord du May-Praw qui met à la voile de l’anse du Paliest. Si on vient la chercher dans ton habitation, on ne l’y trouvera pas, et on la croira captive des Piannakotaws de l’Ourow-Kourow.

Oultok avait paru réfléchir pendant que ses esclaves lui proposaient cet abominable plan, qui d’ailleurs ne différait que peu de celui auquel il s’était d’abord arrêté.

— Et si le feu ne prend pas au séchoir ? et si on l’éteint ? et si vous êtes surpris en le mettant, misérables ? dit brusquement le colon.

— Tu n’es pas responsable du crime de tes esclaves, Massera, dit Siliba.

— Nous porterons la peine de notre maladresse, reprit Tarpoën.

— Et la torture ne vous fera-t-elle pas parler et tout avouer ? s’écria Oultok d’un air sombre.

Ces mots du planteur attristèrent plus qu’ils n’indignèrent les deux jumeaux. Ils échangèrent un regard douloureux, et Tarpoën dit à son maître avec une émotion concentrée et d’un ton de reproche :

— Siliba a-t-il dit une parole, a-t-il fait un geste quand, devant toi, je lui ai fait cette brûlure avec un fer rouge pour éprouver son courage ?

Et, relevant la manche de la veste de son frère, il mit à nu une profonde cicatrice que celui-ci avait au bras.

— Et Tarpoën a-t-il dit une parole, a-t-il fait un geste lorsque, devant toi, et pour éprouver son courage, je lui ai serré les tempes dans un cercle de fer ? reprit Siliba.

Et, écartant l’épaisse chevelure de son frère, il fit voir au colon une empreinte circulaire d’un rouge brun qui sillonnait encore le front du mulâtre. Puis il ajouta : — Alors aussi, maître, tu craignais que la torture ne nous fît parler, et nous voulions te prouver que tu n’avais rien à redouter de nos révélations si on nous accusait du meurtre de…

— Silence, dit le colon, en jetant à l’esclave un regard terrible.

— Que Massera n’accuse donc plus ses esclaves ! ses reproches les affligent, et ils ne les méritent pas.

— C’est bon… c’est bon, drôles ; si vous restez muets au milieu des tortures, vous ne faites que votre devoir, dit Oultok, sans paraître touché de la justification de ses esclaves, agissant sans doute par calcul, comme les dompteurs de bêtes sauvages qui seraient dévorés à la moindre marque de faiblesse. Allons, dit-il avec un sourire féroce, faites… incendiez… Celui qui a répandu le sang ne doit pas hésiter à allumer les torches… Mais comment mettrez-vous le feu ici ?

— Le séchoir est bâti en bois, dit Siliba.

— Et notre hamac est en coton, dit Tarpoën.

— Et j’ai apporté des mèches soufrées, reprit Siliba.

— Allez donc !… mais vous me répondez sur votre tête qu’il n’arrivera aucun mal à la fille pâle, ni à l’Indienne, dit le planteur.

— Sois tranquille, Massera, tes esclaves sauront charmer les flammes, dit Tarpoën.

— La fille de Sporterfigdt arrivera à l’anse du Paliest aussi fraîche qu’une rose caraïbe sur sa tige, reprit Siliba.

— Allez donc, et que Satan vous soit en aide, dit Oultok.

Les deux mulâtres sortirent.

Le colon verrouilla intérieurement ses portes, et se promena dans sa chambre d’un air agité.


CHAPITRE XII.

Cupidon.


Pendant que les deux jumeaux regagnent leur demeure hospitalière, nous conduirons le lecteur dans la case de Cupidon.

Si le sort des nègres était cruel dans quelques habitations, dans d’autres il eût fait envie à nos plus heureux laboureurs ; on s’en convaincra en jetant un coup d’œil dans la case de Cupidon.

La maison du chasseur était construite près de la berge du canal. Son toit de feuilles de latanier était ombragé par un massif d’orangers qui, dans les régions équinoxiales, arrivent à un développement que ces arbres n’atteignent jamais ailleurs. Il était couvert de fleurs et de fruits si nombreux, que de longues perches supportaient leurs basses branches qui ployaient sous le faix.

La case était entourée d’un petit jardin divisé en plusieurs carrés d’ignames, de patates, d’ananas, de melons musqués, légumes et fruits exquis que ce sol fertile donne presque sans culture.

La femme de Cupidon, belle négresse coromantyne nommée Jesabel, entretenait aussi un petit parterre de fleurs destinées à orner l’intérieur de sa case. Cette chambre se composait de deux pièces ; l’une servait de cuisine, l’autre de chambre à coucher.

Dans la première de ces pièces, éclairée par les flammes des joncs marins qui répandaient plus de clarté que de chaleur, étaient Cupidon, sa femme et son fils Quaco, beau négrillon de dix à onze ans, et le gai musicien Touckety-Touk. Le chasseur avait invité ce dernier à partager son braf, sorte de hochepot de plantins et d’ignames cuits avec de la viande salée, du poisson fumé et du poivre de Cayenne, ragoût dans lequel excellait la ménagère Jesabel.

Le braf fut servi dans un plat de terre fabriqué par Cupidon lui-même. Un pipper-pot, composé de makely-fisy, excellent poisson frais qui ressemble au saumon, et qu’on fait cuire avec les gousses tendres de l’althéa, qui lui donnent une saveur aromatique ; une belle tortue de mer grillée dans son écaille, arrosée d’un jus de limon, et saupoudrée de poivre rouge et de sel ; enfin, un daguenou, gâteau de farine de maïs pétri avec du lait et du miel, complétaient le souper du ménage noir, souper dont les principaux mets, tels que les poissons et la tortue, étaient dus à la pêche du négrillon Quaco.

L’intérieur de la case était d’une minutieuse propreté. Sur un buffet on voyait une profusion de gourdes, de plats et d’écuelles faits avec des courges (produit du jardin), d’une belle couleur d’acajou, et presque tous ornés de dessins et de couleurs vives.

Cette collection d’ustensiles de ménage était encore due à l’industrie de Cupidon qui, pendant les longues veilles de la saison des pluies, occupait ainsi ses loisirs.

Enfin, sur les murs de bois soigneusement lavés, on voyait dans des cadres dorés deux mauvaises gravures enluminées, représentant le prince et la princesse d’Orange.

Ces deux gravures, pour l’acquisition desquelles Cupidon avait longtemps économisé, faisaient l’admiration et l’envie de toute la population noire et mêlée de Sporterfigdt.

Le souper, auquel le gros musicien s’apprêtait à faire honneur, était servi sur une table de bois d’acajou recouverte d’une belle natte de joues tressée par Jesabel.

Cupidon s’était débarrassé de ses armes, qu’il avait accrochées à la cloison. Son chien Manioc et sa chienne Cassave s’étaient couchés à ses pieds.

Les traits du noir respiraient le vif bonheur qu’on éprouve à se retrouver avec les siens lorsqu’on a échappé à un grand danger par son adresse et par son courage.

— Il faut prendre des forces pour cette nuit, qui sera peut-être rude, dit Cupidon à Touckety-Touk, en lui servant une seconde fois du braf. Quand Bel-Cossim demande la clef des armes à la Massera, ce n’est pas pour rien, car Bel-Cossim ne s’alarme pas aisément.

— Tu as raison, Cupidon, prenons des forces, dit le musicien sans être effrayé de la quantité de braf qui fumait dans son écuelle de courge. Tout à l’heure, ajouta-t-il la bouche pleine, le commandeur m’a donné une carabine, un coutelas comme l’an passé. Que je ne souffle jamais de ma vie dans un kiembatetoë[2], si je ne suis pas prêt à me servir de mon mieux de l’un et de l’autre contre ces courlis rouges de Piannakotaws !

— Un malheur ne vient jamais seul, dit Cupidon. Si les Indiens sont au dehors, Oultok le Borgne est au dedans de la case.

— Tiens, Cupidon, dit Touckety-Touk en posant sa fourchette de bois sur la natte qui servait de nappe, j’aurais autant aimé voir un spectre[3] se balancer aux solives de ma case, ou un cross-crow[4] per-

  1. L’agarmi, sorte de paon-faisan de la grosseur d’un dindon. Si l’on en croit quelques voyageurs et les traditions connues aux colonies, l’agarmi se rend maître de la basse-cour. Le matin il chasse tous les volatiles dehors de la cour, et le soir il oblige les traîneurs à rentrer et à monter sur le perchoir, en les poursuivant à coups de bec, remplissant les fonctions des chiens pour le troupeau. Il est toujours libre de percher sur le toit de la basse-cour, ou sur un arbre voisin.
  2. Jonc creux dans lequel les nègres soufflent avec le nez.
  3. Vampire ou spectre de la Guyane, chauve-souris monstrueuse qui suce le sang des hommes et des animaux. Ses ailes ont trois pieds d’envergure.
  4. Sorte de corbeau.