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Surinam. Quand la foule se compose de rois, peut-on se plaindre d’y être confondu ?

Adoë répondit à cette galanterie forcée par un signe de tête presque imperceptible et dit à Jaguarette : — Petite, vois si le souper est bientôt servi. Puis la créole resta muette.

… Oultok cacha son dépit, et reprit avec la plus parfaite aisance :

— Mais savez-vous, mademoiselle, qu’il faut vous admirer de vivre ainsi seule au milieu de ces déserts. Je ne parle pas de l’ennui que vous pouvez ressentir, car j’ai toujours cru que les roses jouissaient les premières de leur parfum… Mais je parle du courage qu’il faut pour affronter les périls qui, dans ces temps de troubles, menacent toutes les habitations.

— J’ai appris de mon père à ne rien craindre, monsieur.

— Tant pis, mademoiselle… Permettez-moi de vous le dire, je voudrais que vous fussiez la plus peureuse des jeunes filles. Vous auriez alors besoin d’un bras pour vous secourir, et peut-être me choisiriez-vous pour votre défenseur.

— Quelque résolue qu’elle soit, monsieur, une femme a toujours besoin d’un appui…

— Et vous me permettrez d’être votre chevalier ! s’écria vivement le colon en interrompant Adoë.

— Je vous remercie, monsieur, j’ai un défenseur naturel… C’est l’honnête homme en qui mon père avait placé toute sa confiance et qui mérite toute la mienne.

— Il s’agit sans doute de quelque haut dignitaire de la colonie, dit Oultok en feignant d’ignorer ce qu’il savait parfaitement.

— La personne qui mérite et qui a toute ma confiance, c’est mon tuteur… c’est… monsieur, dit Adoë en montrant Bel-Cossim qui entrait à ce moment.

— Ah ! dit le colon en jetant un regard dédaigneux sur le commandeur. Je suis alors fâché, mademoiselle, de n’avoir pas su plus tôt les qualités de monsieur ; le nom du collier eût été une sauvegarde pour le chien, comme dit le proverbe espagnol.

Sans relever cette grossière allusion, Bel-Cossim se contenta d’échanger un regard avec la jeune fille.

Un nègre ouvrit les deux battants d’une porte qui communiquait avec la salle à manger, et le colon offrit sa main à Adoë qui ne put la refuser.

La table était servie avec autant d’abondance que de recherche. La vaisselle était d’argent antique et massive, de grandes carafes de cristal remplies de vins de France plongeaient dans des seaux de porcelaine pleins de glace. Sur la table, un peu plus longue que large, on voyait quatre couverts ; l’un d’eux occupait la place d’honneur : il ne ressemblait pas aux autres. À côté de l’assiette était une grande coupe d’argent ciselé, d’un assez beau travail ; sa richesse contrastait singulièrement avec la simplicité d’un couteau et d’une fourchette de fer à manche de corne, placés auprès.

Voyant l’étonnement d’Oultok, Adoë lui dit avec une expression de tristesse imposante : — C’est la place de mon père, monsieur… Et d’un geste elle montra au colon un siège situé en face d’elle de l’autre côté de la table.

Bel Cossim s’assit respectueusement au bas bout.

Ces simples paroles d’Adoë : — C’est la place de mon père, — firent un singulier effet sur Oultok.

Il regarda la jeune fille d’un air presque égaré en s’écriant : — La place de votre père, mademoiselle !

— Mon père est mort lâchement assassiné, dit Adoë d’un ton solennel. Depuis ce jour fatal, à chaque repas son couvert est mis à la place qu’il occupait pendant sa vie. Elle continua avec un douloureux attendrissement : — Ce couvert de fer est celui dont il se servait quand il était pauvre et quand il commença de créer cette habitation avec votre aide, mon ami, dit la jeune fille à Bel-Cossim. Cette riche coupe d’argent, son trésor le plus précieux, lui a été donnée par les noirs de son habitation comme témoignage de leur reconnaissance… Il avait coutume de dire, en montrant cet humble couvert et cette riche coupe, qu’ils étaient l’emblème du commencement et de la fin de sa fortune. Pauvre père ! ajouta la créole, emportée par la puissance des souvenirs, en oubliant son hôte et attachant des regards baignés de larmes sur le siège vide… Pauvre père ! il me semble le voir encore, si bon, si vénérable !

— Assez… assez… mademoiselle, s’écria Oultok avec agitation ; puis il ajouta d’une voix basse et émue : — Pardon, mademoiselle ; mais ces souvenirs me font mal. J’ai connu monsieur votre père ; j’appréciais ses nobles qualités, et je ne puis en entendre parler sans une émotion cruelle.

Tout entière à ses douloureuses pensées, Adoë trouva naturel qu’elles fussent partagées par son hôte. Elle sut même quelque gré à Oultok de la sensibilité qu’il venait de témoigner.

Bel-Cossim, depuis le commencement de cette scène, avait attaché un œil perçant sur le colon. Plusieurs fois celui-ci fut obligé de baisser la vue sous le regard du commandeur.

Cet incident attrista encore le souper.

Lorsqu’on sortit de table, Adoë salua gravement le colon, et lui dit que Mami-Za le conduirait à sa chambre.

La mulâtresse prit une verrine, marcha devant Oultok, traversa un long couloir, ouvrit la porte de la chambre destinée aux hôtes de Sporterfigdt, posa sa lumière sur un meuble, et demanda à Oultok s’il avait besoin de quelque chose.

— Non… non… dit-il brusquement.

Mami-Za sortit en lui disant d’un air grave cette formule consacrée dans les habitations hollandaises.

— Le colon vous donne son lit ; que Dieu vous donne un paisible sommeil.

Puis elle ferma la porte et sortit.

— Un moment ! s’écria Oultok en faisant un pas vers la porte… Cette chambre est celle de…

Il ne put achever.

La mulâtresse, croyant que le colon l’appelait, reparut et lui demanda ce qu’il désirait.

Celui-ci hésita, dissimula sa première pensée, et reprit :

— Où sont donc mes gens ?

— Dans le bâtiment des étrangers, Massera.

— Envoyez-les-moi… qu’ils viennent me déshabiller, dit le colon.

La mulâtresse s’inclina et sortit.

Resté seul, Oultok jeta un sombre regard autour de lui, et dit plusieurs fois avec un accent étouffé :

— Sa chambre !!! C’est ici sa chambre !… Ce lit… Il a dormi dans ce lit,… et il s’en éloigna avec un mouvement presque convulsif.

S’approchant d’une table chargée de cartons, il vit une montre accrochée à la muraille. Cette montre, comme beaucoup de montres des anciens temps, indiquait les jours, les mois et les heures ; il y jeta un coup d’œil machinal, et s’écria : « Onze septembre, cinq heures… » Puis, tombant dans un fauteuil, un moment il cacha sa tête entre ses mains.

Après quelque temps de réflexion, il s’écria en se parlant à lui-même, presque avec un accent de rage : — Mais je deviens fou ! archi-fou ! Je ne me reconnais plus ! Pour la seconde fois d’aujourd’hui, voici que je me trouble, voici que je parle comme un enfant, et il a fallu que cette dédaigneuse fût aussi émue qu’elle l’était pour ne s’être pas aperçue de mon trouble… Il n’en est pas de même de ce Bel-Cossim… Le misérable m’a plusieurs fois regardé d’un air étrange… Mais il n’importe… Hâtons-nous de retourner à l’anse du Paliest avec ma proie… Une fois chez moi, mon caractère reprend toute son énergie… Mais ailleurs, je suis assailli de lâches terreurs… Mais Tarpoën et Siliba tardent bien à venir ! Ce commandeur aurait-il quelque soupçon ?… Non, heureusement, les voici, je les entends.

La porte s’ouvrit, et deux mulâtres à l’air sombre entrèrent dans la chambre du planteur.


CHAPITRE XI.

Tarpoën et Siliba.


Ces deux esclaves, baptisés par le colon de noms si lugubres[1], avaient une physionomie aussi farouche que celle de leur maître.

Jumeaux, ils se ressemblaient d’une façon singulière ; ils montraient pour Oultok l’attachement aveugle et sauvage que les bêtes féroces apprivoisées témoignent quelquefois à l’homme qui les a domptées. Dévoués, intrépides, ils avaient souvent été les instruments passifs des barbaries du planteur.

Celui-ci ne se déshabilla pas. Avant de dire un mot à ses esclaves, il sortit de sa chambre pour s’assurer que l’entretien qu’il allait avoir avec eux ne serait pas écouté, les cloisons qui divisaient les habitations étaient généralement très-minces.

Après un examen attentif, le colon, se croyant en sûreté, engagea néanmoins conversation à voix basse :

— Où êtes-vous logés ? demanda-t-il à Tarpoën.

— Dans un petit bâtiment proche le séchoir du café, Massera, dit l’esclave.

— On vous y enfermera sans doute ; mais les fenêtres ?

— Nous y avons pensé, Massera ; elles ne sont pas grillées ; s’il le faut, avec nos ceintures nous pourrons descendre dans la cour.

— Sitôt que vous serez renfermés, vous descendrez et vous m’attendrez près du pont-levis.

— Oui, Massera.

— Pourvu que l’Ourow-Kourow soit arrivé, dit le colon, en se parlant à soi-même.

— Au coucher du soleil l’Ourow-Kourow était avec ses fils dans la forêt, Massera.

— Comment le sais-tu ?

— Il s’est caché avec un de ses fils dans les roseaux du biry-biry pour tuer au passage le noir chasseur de cette habitation.

— Une des plaques d’argent[2] les plus courageuses de la colonie, reprit l’autre mulâtre en faisant allusion à la distinction dont le courage de Cupidon avait été récompensé.

— Comment sais-tu cela ? dit Oultok avec étonnement.

  1. Le tarpoën et le siliba sont deux poisons végétaux très-subtils.
  2. Allusion à la récompense que Cupidon avait reçue du gouverneur.