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Ces sages représentations avaient fait d’autant plus d’impression sur le pilote qu’il craignait d’avoir à redouter le courroux du greffier.

Berthe, la laitière, lui avait gaiement raconté comment Follette avait poursuivi Hercule, et comment Hercule s’était laissé choir au milieu des lavandières.

Keyser, au lieu de partager l’hilarité de la laitière, lui avait dit d’un air consterné que rien n’était plus terrible que d’avoir un homme de loi pour ennemi ; qu’on savait dans tout Flessingue que Berthe était sa fiancée, et qu’il devait tout craindre du ressentiment du greffier, si celui-ci prenait à cœur la mésaventure de son fils. Or, tout le monde savait que l’homme le plus brave, le plus déterminé, ne pouvait rien contre la colère d’un greffier.

On comprend donc que Keyser s’approcha de maître Hardi avec autant de méfiance que d’embarras.

L’obscurité mystérieuse de l’arsenal, l’air chagrin de maître Hardi, la figure pâle et pétrifiée de son fils, la vue de plusieurs mannequins recouverts d’armures rouillées, et dont on voyait les visages de cire à travers les visières des casques, augmentèrent encore le malaise de Keyser. Immobile sur le seuil de la porte, rouge et interdit, la sueur lui coulait du front, il tournait son bonnet de marin dans tous les sens et n’osait dire un mot.

Sa mission, ou plutôt sa commission était bien simple, il s’agissait de dire au greffier : « Maître Hardi, le capitaine du port vous prie de venir tout de suite avec le rôle d’armement du vaisseau le Westellingwerf, qui doit mettre à la voile demain. »

Mais, bien persuadé qu’un homme de loi qui avait quelque raison de vous haïr trouvait toujours le moyen de vous nuire, puisque Frantz le canonnier avait été pendu pour avoir dit naïvement à l’un d’eux : « Dieu vous bénisse, » le pilote voyait, dans la longue phrase qu’il avait à débiter, vingt pièges où il pouvait tomber.

— Eh bien ! que veux-tu ? parleras-tu ? lui dit brusquement le greffier… finiras-tu de me regarder avec tes gros yeux, comme un bœuf qui rumine ?…

Le pilote se crut perdu ; dans les paroles du greffier il vit une allusion menaçante à la conduite méséante de la génisse de Berthe à l’endroit d’Hercule, et il se hâta de dire, croyant agir avec une habileté consommée :

— Follette est la plus douce des créatures, monsieur le greffier, vrai, comme le moulin du pré sert d’amers aux passes du May-Flower.

Maître Hardi regarda le pilote avec étonnement, et s’écria :

— Que diable viens-tu me dire avec la Follette, ton moulin et tes passes de May-Flower ? es-tu fou ? ou oses-tu te railler de moi ? drôle que tu es !

Keyser s’aperçut de son imprudence, et, pour réparer adroitement sa faute, il dit à maître Hardi :

— Mettons que je n’ai rien dit de Follette, monsieur le greffier, mettons que je n’ai rien dit… aussi bien cette vagabonde n’appartient plus à Berthe ; d’ailleurs Berthe déteste les vaches noires ; elle l’a vendue à la mère Brower depuis quinze jours, cent francs et six aunes de toile de Frise. Vous voyez que Berthe n’y est pour rien… Le pilote ne doit répondre que de son navire, comme on dit.

Keyser devenait de plus en plus inintelligible ; mais il avait l’air trop sérieux, trop préoccupé pour que le greffier pût se croire dupe d’une mystification. Aussi, dit-il à Keyser, en se contenant :

— T’expliqueras-tu, malheureux ? t’expliqueras-tu ?… N’est-ce pas le capitaine du port qui t’envoie ?

— Oui, monsieur le greffier, dit résolument Keyser.

— Eh bien ! encore une fois, que viens-tu me chanter avec tes vaches noires et ta mère Brower ? Qu’a de commun le capitaine avec toutes ces sottises ?

— Rien, monsieur le greffier, rien du tout, assurément ; car si la génisse a poursuivi votre fils, monsieur l’enseigne que voilà, et l’a fait tomber dans le lavoir, le capitaine du port est aussi étranger à cet accident que Berthe elle-même, puisque la mère Brower lui a acheté la génisse noire.

— Qu’est-ce à dire ? drôle que tu es ! Mon fils l’enseigne fuir devant une vache ? dit le greffier en regardant le pilote d’un air courroucé… Prends bien garde à toi ! On m’a dit qu’on t’avait vu souvent rôder le long des pêcheries réservées… et que tu fréquentais la taverne de l’Ancre à Pic, rendez-vous de tous les contrebandiers de la côte…

— Écoutez… écoutez, monsieur le greffier, dit Keyser effrayé des menaces de maître Hardi, que je ne me serve jamais d’une sonde et d’une longue-vue, si monsieur l’enseigne, le digne officier peut le dire, n’a pas…

— Tais-toi, dit le greffier.

— Ce marin a raison… j’ai fui devant la vache, dit Hercule.

Keyser soupira comme s’il avait été débarrassé d’un poids énorme.

— Vous avez fui devant une vache… vous, Hercule ! répéta le greffier, c’est impossible.

— J’ai fui devant une vache… répéta Hercule, qui espéra vaguement, par cet aveu, détourner son père de ses héroïques projets.

— Fuir devant une vache !… dit encore le greffier, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles.

— Et j’ai fui, parce que j’ai eu peur de cet animal, dit bravement Hercule, croyant porter le dernier coup aux espérances de son père ; je le répète… j’ai fui parce que j’ai eu peur.

Après un moment de réflexion, le greffier releva un front radieux ; ses doutes sur le courage de son fils venaient de se dissiper.

Montrant au contraire son fils avec orgueil, il s’écria :

— Comme il avoue avec dédain qu’il a eu peur d’une vache ! comme c’est bien là l’homme qui se sait assez fort pour avouer une faiblesse involontaire ! Ce dernier trait manquait à la ressemblance de mon valeureux fils avec les plus grands capitaines des temps modernes et de l’antiquité. Presque tous avaient des antipathies invincibles : Annibal, la souris ; Épaminondas, l’araignée ; Marlborough, les pommes ; Turenne, le grillon ! mais voyez quelle différence !… Hercule a aussi son antipathie ; mais cette antipathie a même quelque chose de grandiose, d’énorme, d’héroïque ; elle ne s’exerce pas sur un insecte, sur un brin d’herbe, mais sur la femelle ou sur la mère du taureau ! un des animaux les plus farouches de la création… Puis se tournant vers Keyser d’un air triomphant : Tu le vois, digne pilote… tu l’entends… il l’avoue avec une formidable candeur ; il a peur d’une génisse… hem ! est-ce assez brave ?

La figure du greffier exprimait un contentement si parfait, que Keyser, tout à fait rassuré, ne manqua pas d’attribuer à son adresse l’heureuse issue de son entrevue avec le greffier, et répondit :

— Oui, monsieur le greffier, il a bravement fui… très-bravement fui. Il n’y en a pas encore beaucoup parmi les plus courageux qui auraient fui devant Follette !

— Ce que tu dis là est judicieux, pilote Keyser ; tu demanderas en descendant à dame Balbine un verre de vin des Canaries. Mais que diable avais-tu à me dire, à propos ?

— J’avais à vous dire, monsieur le greffier, que le capitaine du port vous attendait avec les rôles d’armement du Westellingwerf, qui doit demain mettre à la voile… Tout est en mouvement à l’arsenal ; on parle d’embarquer des troupes en hâte… les uns disent pour le nord, les autres pour le sud… Mais nord ou sud, ajouta Keyser avec un soupir, en songeant à Berthe, il y a des moments où le meilleur marin quitte la terre avec regret.

Pendant que le pilote parlait, le greffier réfléchissait ; tout à coup il se frappa le front, et s’écrie en regardant son fils : Mais le Westellingwerf est le vaisseau sur lequel vont s’embarquer les troupes que demande le gouverneur de Surinam. Quoique ton régiment ne fasse pas partie de ce contingent, je vois dans tes yeux que tu veux à tout prix assister à cette expédition. Allons, allons, il faut bien se résoudre à passer par tous les caprices… pourvu seulement que tu retrouves mon bon Rudchop vivant ! Il sera pour toi un second père… Allons, allons, du courage ! hélas ! du courage ! inflexible Hercule !…

— Mais quel est ce bruit de tambour ? ajouta le greffier. Ce sont sans doute des troupes pour la Guyane, qu’on embarque à la hâte, rien de plus sûr. Nous n’avons pas vingt-quatre heures pour faire tes préparatifs. À quoi pensé-je donc ? Suis-moi, pilote Keyser, je vais donner mes ordres à dame Balbine en descendant.

Le lendemain, maître Hardi, rassuré par ses pressentiments, qui lui annoncèrent que son fils reviendrait près de lui sain et sauf, après avoir couru des dangers sans nombre, embrassa tendrement Hercule, et l’accompagna jusque sur le Westellingwerf, qui mit à la voile le soir même pour la Guyane.

Dans tout Flessingue on ne parla que du courage de Hercule Hardi, qui avait demandé à aller servir aux colonies, quoique son régiment ne fut pas désigné pour cette dangereuse mission.


CHAPITRE V.

Le lac.


La Guyane hollandaise, une des parties septentrionales de l’Amérique du Sud, était bornée au nord par l’océan Atlantique, à l’ouest, par la rivière de Pomaron ; à l’est, par le fleuve Maroni, qui servait en même temps de limite à la Guyane française ; au sud, par le lac Amach, limite des colonies portugaises.

À l’est de Surinam, capitale de la colonie, s’étendait parallèlement à la mer une vaste forêt, coupée en tous sens par les eaux de la rivière Commewine, et par mille ruisseaux qui venaient s’y jeter en descendant des montagnes.

Grossis par les pluies équinoxiales, par les grandes marées de l’océan Atlantique, ces courants débordaient souvent ; et les basses terres de la forêt, presque toujours submergées, s’étaient changées peu à peu en d’immenses lacs marécageux.

Les arbres, minés et déracines par ces eaux stagnantes, avaient disparu au bout de plusieurs années : leur humus formait çà et là, à la surface de ces vastes marais, une sorte de couche végétale très-mince et bientôt couverte de la verdure la plus éclatante. Incapables de supporter un poids un peu lourd, ces croûtes limoneuses, appelées par les Indiens biri-biri, ouvraient à l’imprudent qui se hasardait à y poser le pied un