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leurs ? Avez-vous le droit de refuser la fortune qui s’offre à elle ? Et une fille encore ! une fille ! un être plus faible, plus exposé qu’un autre : un être qui a de doubles chances de honte, de dégradation et de malheur ; un être qui peut, comme vous, trouver sa perte dans un sentiment d’abord chaste et pur, tandis qu’un homme, en aimant, ne risque rien… rien que le bonheur, que l’honneur, que le repos de celle qu’il veut séduire !… Et vous vous exposerez à abandonner votre enfant à tous les orages de la vie, lorsqu’un homme loyal lui offre, ainsi qu’à vous, un abri sûr et paisible ?


La mansarde.

Thérèse pouvait difficilement répondre à ces objections. La loyauté chevaleresque d’Ewen rayonnait dans toutes ses paroles, il inspirait une sécurité profonde à mademoiselle Dunoyer : elle ne doutait pas un seul moment (et elle avait raison) de la réalité des promesses et des offres de M. de Ker-Ellio. S’il lui disait : « Soyez ma sœur, » c’est qu’il était résolu d’être un frère pour elle, et de ne jamais lui faire sentir qu’il regrettait l’absence d’un sentiment plus vif.

Pourtant, par délicatesse, elle hésitait à consentir à ce mariage. Il lui semblait faire une bassesse en acceptant une proposition dont elle seule retirerait de grands avantages. En vain M. de Ker-Ellio lui prouvait qu’il serait mille fois plus malheureux encore sans elle, tandis qu’il serait le plus heureux des hommes de lui consacrer sa vie. Il fit plus : il lui proposa d’assurer à sa fille une existence indépendante, et de lui prêter à elle, Thérèse, une somme assez considérable pour vivre ; mais Thérèse ne pourrait jamais s’acquitter, elle refusa donc. Que dire de plus ? Après les insistances les plus pressantes, les plus opiniâtres, Thérèse céda. M. de Ker-Ellio, la considérant comme sa femme, la retira de sa mansarde et l’établit dans un hôtel garni. Les formalités nécessaires accomplies, il l’épousa, reconnut sa fille et, plein d’espoir, partit pour Treff-Hartlog avec sa femme et son enfant.


CHAPITRE XXV.

Le mois noir.


Le lecteur n’a peut-être pas oublié les deux vieux serviteurs qui portaient une si vive affection au jeune maître de Treff-Hartlog : Ann-Jann, nourrice d’Ewen, et Lès-en-Goch, ancien soldat de l’insurrection vendéenne. Une année s’était écoulée depuis le mariage de Thérèse et de M. de Ker-Ellio. L’entretien de Lès-en-Goch et d’Ann-Jann nous instruira des événements qui se sont passés durant cette période. Novembre était arrivé. Novembre…, ce mois noir que la tradition disait si fatal à la famille de Ker-Ellio ! Quoiqu’il fût une heure de l’après-midi, une brume épaisse obscurcissait l’atmosphère. Lès-en-Goch et Ann-Jann étaient, selon leur habitude, assis au coin du foyer de la cuisine du manoir.

Rien n’est changé dans cette vaste salle ; on y voit toujours la haute cheminée, les gravures coloriées clouées aux murs et représentant les saints de Bretagne. L’étroite fenêtre, à petits carreaux verdâtres encadrés de plomb, filtre toujours une lumière vive et rare, qui s’accroche aux angles de la table de chêne massive et scintille aux arêtes du vieux buffet de noyer. C’est toujours le vaste foyer, noir, enfumé, sur lequel se dessinent la haute taille et les vêtements blanchâtres de Lès-en-Goch. Ann-Jann semblait accablée de tristesse. Le vieux Breton, encore plus silencieux, plus taciturne que d’habitude, n’avait pas entendu sa femme, qui déjà deux fois lui avait adressé la parole.


Le philtre que voici, prêtre, fut fait avec l’œil d’un corbeau de mer et avec le cœur d’une vipère.

— Lès-en-Goch, vous ne me répondez pas, dit Ann-Jann en se levant et en appuyant légèrement sa main sur l’épaule de son mari, qui tressaillit. Vous n’avez donc pas trouvé M. le recteur au presbytère ? — Il était à Rœdek, il administrait un mourant. Heureux celui-là ! ajouta le