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venue avec délices ? Cela est lâche et honteux, je le sais ; son abominable conduite devrait ternir jusqu’à ces souvenirs chéris ; mais cela n’est pas, non, cela n’est pas. Il n’est point de souvenir, voyez-vous, plus puissant, plus opiniâtre, que celui de l’amour heureux dans le travail et dans la pauvreté ; aucun plaisir fastueux, aucune obligation mondaine ne vous en distrait. C’est à lui, à lui seul que vous demandez toutes vos joies, toutes vos félicités.


Messieurs, vous êtes témoins que mademoiselle Thérèse était renfermée ici avec son amant.

Je vous le répète, mon cœur s’est usé à la fois et dans le bonheur et dans la douleur. Tout ce qui me reste de sensibilité est concentré sur mon enfant. Oui, mon cœur est mort ; s’il bat encore quelquefois et bien rarement, c’est à la pensée des jours passés, c’est à la pensée d’un bonheur qu’il ne m’est plus, hélas ! donné de ressentir. À cette heure, vous savez tout, dit Thérèse en terminant : comprenez-vous enfin pourquoi je refuse votre offre, si noble, si généreuse ? Que serais-je pour vous ? À peine une amie froide et triste. Pourquoi vouloir enchaîner votre vie à une vie désormais muette et glacée comme la tombe ? Ah ! croyez-moi, un cœur comme le vôtre est digne de rencontrer un cœur qui lui réponde. Craignez de céder à un mouvement de pitié exaltée : un jour vous ressentiriez des regrets cruels, et vous ne seriez pas seul à gémir d’avoir poussé la grandeur d’âme jusqu’à la folie…

Ewen de Ker-Ellio avait écouté Thérèse avec un mélange indicible d’admiration, de douleur et de pitié ; il la trouvait si courageuse, si résignée, que son amour pour elle avait encore augmenté. Toute âme humaine a son côté faible. En parlant du sentiment absolument fraternel qu’il avait voué à Thérèse, Ewen mentait peut-être à son insu ; non qu’il eût jamais songé à abuser des droits que pourrait lui donner son mariage avec Thérèse, mais sa tendresse, ses soins, chasseraient peut-être avec le temps l’indigne souvenir de M. de Montal du cœur de la jeune femme ; un jour enfin, appréciant l’amour de M. de Ker-Ellio, elle le récompenserait peut-être en le partageant. Connaissant la fière susceptibilité de Thérèse, sachant combien une première douleur est ombrageuse et défiante, M. de Ker-Ellio avait cru sage de ne pas d’abord se montrer aux yeux de Thérèse comme amant, mais comme frère ; bien résolu d’ailleurs, en homme de cœur et d’honneur, à rester à tout jamais son frère s’il ne parvenait pas à se faire aimer plus tendrement.

Ewen aimait passionnément, il avait confiance dans son dévouement, il était soutenu par le ferme espoir d’obtenir un jour l’amour de Thérèse. N’excusera-t-on pas l’espèce de duplicité qu’il mettait peut-être dans sa conduite, en songeant qu’il tendait d’ailleurs à un but noble et généreux, celui d’arracher avant tout Thérèse et son enfant à la plus affreuse misère ? Quant à mademoiselle Dunoyer, elle était de bonne foi ; elle disait vrai en déclarant à Ewen qu’elle avait le cœur mort à tout jamais, excepté à l’endroit de l’amour maternel, et qu’elle ne pourrait ressentir pour lui, homme si généreux, qu’une amitié sincère. Cette conviction profonde de son impuissance à aimer désormais lui était révélée par une espèce de seconde vue du cœur que les femmes seules possèdent, car elles seules peut-être sont capables de n’aimer qu’une fois et de nourrir des regrets éternels.

Après les grands chagrins, l’espérance se retire à jamais de certaines âmes, auxquelles l’expérience de la douleur donne d’inexorables certitudes. Ce n’est pas la volonté, c’est le pouvoir d’aimer qui leur manque. Elles ont senti, on oserait presque dire elles se sont vu arracher la corde la plus sensible de leur être. Seulement, ainsi qu’un mutilé croit quelquefois, par une étrange illusion, sentir le bras qu’il a perdu, de même ces âmes mutilées éprouvent quelquefois des velléités d’affection, fantômes trompeurs qui s’évanouissent dès que la raison s’éveille. Thérèse était donc véritablement désespérée, tandis qu’Ewen nourrissait encore les plus douces illusions, se disant avec la résignation d’une belle âme :


Pierre Feraud.

— Au pis-aller, j’aurai toujours donné mon nom et un avenir à Thérèse et à son enfant.

Ewen possédait toutes les nobles ruses de la générosité. Il savait bien la portée de ces paroles, qu’il répétait sans cesse à Thérèse :

— Et votre fille ? Et si elle vous perd, que deviendra-t-elle ? Songez à tout ce que vous avez souffert. Irez-vous l’exposer aux mêmes dou-