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cela plus tard… Enfin, pour la première fois il me dit… — Vous hésitez, Thérèse… Cela est donc bien horrible ? — Oui, mais je ne veux rien vous cacher, je ne suis plus tenue à aucun ménagement. Eh bien ! pour la première fois, il me dit qu’en me promettant de m’épouser, il s’était adressé à une jeune personne qu’il croyait la fille légitime de M. Dunoyer, et non pas à une fille naturelle repoussée, reniée par sa famille. — Continuez, continuez, rien ne m’étonnera plus. — Cette duplicité m’indigna. Mais que pouvais-je faire ? mon sort, ou plutôt celui de mon enfant, n’était-il pas entre ses mains ? Je fus lâche, je pleurai, je suppliai. M. de Montal se radoucit et me dit qu’il ne se refusait pas à notre mariage, mais qu’il se réservait d’en fixer l’époque, et qu’il dépendrait de ma soumission à ses volontés d’en reculer ou d’en rapprocher le terme. J’étais à sa merci, je me résignai ; je lui demandai en pleurant quand je le reverrais ; il s’emporta de nouveau : J’allais recommencer à l’obséder, s’écria-t-il ; il me verrait quand cela lui conviendrait, je n’avais qu’à l’attendre, il viendrait me voir au premier jour. Je le quittai. — Et il ne s’informa pas de vos besoins ? — Je ne l’y avais pas habitué : mon travail m’avait d’abord suffi et au delà. — Mais, ruiné comme il l’était, de quelle manière pouvait-il suffire à ses dépenses assez considérables ? — Lorsque je quittai la maison de M. Dunoyer, M. de Montal avait encore à lui et pour toute fortune, m’avait-il dit, cinq à six mille francs. Mais M. Dunoyer lui avait reproché devant moi de lui devoir deux cents louis. Bien des fois j’avais conjuré M. de Montal d’éteindre cette dette, je ne sais s’il le fit. Pardonnez-moi maintenant si j’entre dans quelques détails qui vous paraîtront puérils, mais ils sont nécessaires. Trois semaines se passèrent sans que j’entendisse de nouveau parler de M. de Montal. Je n’oubliais pas ses menaces et sa défense de retourner chez lui ; je n’osai pas la braver, je me contentai de lui écrire, sans me plaindre, que j’étais souffrante, abattue, désolée, que je n’exigeais rien, mais que je serais bien heureuse de le revoir, ne fût-ce qu’une heure, que cela remonterait mon courage, que l’état dans lequel je me trouvais méritait peut-être cette preuve de son attachement ; et cela, je vous l’assure, ajouta Thérèse en essuyant ses larmes, était dit bien tristement, mais sans aigreur, sans l’ombre d’un reproche. — Un tigre eût été attendri ! lui ne répondit rien… n’est-ce pas ? — Rien… D’après mes dernières lettres, je l’avoue, j’avais compté sur sa présence… J’attendis un jour… deux jours… trois jours… Il ne vint pas. Je perdis tout espoir, mes forces étaient à bout ; j’avais dépensé une petite somme que j’avais conservée… ma vue devenait de plus en plus faible, ma broderie me donnait à peine de quoi vivre ; je tombai malade. Je n’osais pas prier M. de Montal de venir avant d’être sûr que j’étais réellement bien malade ; au bout de quelques jours, quand mon visage porta des marques visibles de souffrances, je lui demandai à le voir. — Il ne vint pas ? il ne répondit pas ? — Si… il me répondit qu’il n’était pas dupe de mes mensonges et de mes ruses. — L’infâme ! l’infâme ! — Ma maladie dura près d’un mois ; pour subvenir aux dépenses qu’elle me causa, je vendis plusieurs de mes vêtements et quelques petits objets de luxe dont on m’avait fait présent chez ma mère et qu’on m’avait renvoyés lorsque j’avais quitté la maison de M. Dunoyer. J’attendais avec anxiété la fin de ma convalescence, ou plutôt le moment où je pourrais me lever : j’avais mon projet. Enfin j’eus la force de me soutenir. La première fois que je me regardai dans un miroir, je fus d’abord effrayée, puis satisfaite du changement de mes traits ; M. de Montal verrait bien que ma maladie n’était ni une ruse ni un mensonge, il aurait alors pour moi, sans doute, quelques paroles d’intérêt. Je me rendis chez lui, il y a maintenant six mois de cela. Lorsque je me trouvai devant sa porte, je faillis m’évanouir, tant j’étais faible encore. Enfin je repris courage : il était impossible qu’à mon aspect M. de Montal ne fût pas saisi de pitié. Je montai : on parlait très-haut chez lui ; sa porte était entr’ouverte. Tout à coup je vis sortir de l’appartement cette femme dont je vous ai déjà parlé… — Mademoiselle Julie ? — Elle-même ; elle paraissait exaspérée. Le portier la suivait en tâchant de la calmer. En me voyant, elle poussa un cri de surprise. — Vous ici, madame ? vous n’êtes donc pas accouchée ? Je la regardai sans lui répondre : sa fureur m’effrayait. Après m’avoir un instant examinée attentivement, elle s’écria : — Oh ! le monstre ! c’était un mensonge… j’ai été sa dupe encore cette fois ! Puis, me prenant par le bras avec violence, elle m’attira dans l’appartement, qui était complétement démeublé ; elle en referma la porte, et nous nous trouvâmes seules. Je ne cherchai pas à sortir, j’étais anéantie ; les plus funestes pressentiments me brisaient le cœur. — Madame, me dit cette femme presque avec intérêt, pardonnez-moi de vous avoir injuriée la première fois que je vous ai rencontrée ici, je ne savais pas qui vous étiez… malheureusement pour vous, car il était peut-être encore temps de vous désabuser sur le compte du misérable qui nous trompait si indignement toutes deux… Maintenant, apprenez l’infamie de sa conduite ; depuis six mois, il vous est infidèle pour moi, et moi, il me trompe à mon tour, savez-vous pour qui ? Pour une veuve, la marquise de Beauregard, à laquelle il fait la cour, qu’il veut épouser, et qu’il épousera sans doute, il est si roué ! J’ai appris tout cela hier, et j’avais été jusqu’ici assez sotte pour ne me douter de rien. Ce n’est pas tout, il est parti cette nuit on ne sait pas pour où, mais sans doute pour aller rejoindre sa marquise. Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit Thérèse, l’horrible révolution que me causa cette nouvelle. Pourtant, jusqu’à cette heure, et quoique m’eût dit mademoiselle Julie, jamais je n’avais cru M. de Montal capable de me sacrifier si indignement et d’épouser madame de Beauregard. Ma confiance était folle, mon illusion stupide, mais je la bénis, car elle m’a épargné un crime, peut-être. — Quel aveuglement ! Jamais l’idée de ce mariage… — Jamais. J’avais cru à une liaison de galanterie entre eux, rien de plus. Cette femme était perdue dans l’opinion publique. — Mais elle était puissamment riche. — C’est vrai ; mais je ne pouvais croire à tant de bassesse. Enfin, mademoiselle Julie m’apprit que M. de Montal lui avait cyniquement avoué qu’il ne m’avait enlevée que dans l’espoir d’une riche dot et d’hériter un jour d’une partie de la fortune de M. Dunoyer ; mais qu’après la répudiation de M. Dunoyer, il ne pensait plus à m’épouser, et qu’il n’avait pour moi que les égards commandés par ma triste position. Ce n’est pas tout… Comment oserai je encore… — Courage… courage ! — C’est qu’il me semble que la honte de M. de Montal rejaillit sur moi… J’ai aimé un tel homme… hélas ! et, méprisez-moi, souvent j’ai regretté le temps où je croyais à son amour… Enfin, ce sera une expiation de plus. — Eh bien ? — Cette femme, mademoiselle Julie, m’apprit, au milieu d’un redoublement de colère et d’indignation, que trois jours auparavant M. de Montal était venu à elle tout éploré… oui, lui dire en sanglotant que je venais d’accoucher… qu’il avait épuisé ses dernières ressources pour moi, et qu’il venait s’adresser à la générosité de mademoiselle Julie pour qu’elle lui prêtât mille écus destinés à me mettre, pendant quelque temps, moi et mon enfant, à l’abri de la misère. — Mais cet homme a des raffinements d’ignominie révoltants ! s’écria M. de Ker-Ellio au comble du dégoût et de l’indignation, c’est l’hypocrisie dans la plus infâme dégradation. — Enfin, les larmes de M. de Montal furent tellement hypocrites, il peignit ma triste position avec tant d’éloquence, qu’il sut intéresser à mon sort cette femme dont j’avais été la rivale, et qu’elle fit, malgré son avarice (elle me l’avoua), ce prêt à M. de Montal, qui l’avait, me dit-elle, ensorcelée en lui peignant mes malheurs pendant ma grossesse. Oh ! que de honte ! cela est-il possible, mon Dieu ! cela est-il possible ? Heureusement, ce hideux récit touche à son terme. L’argent que M. de Montal avait emprunté soi-disant pour moi était destiné à un voyage qu’il devait faire pour aller rejoindre madame de Beauregard, partie depuis quelques jours. Du moins telle fut l’explication que me donna mademoiselle Julie ; le démeublement de l’appartement de M. de Montal justifiait ces craintes, malheureusement trop fondées. Mademoiselle Julie avait appris la veille, et je l’appris d’elle, que, depuis quatre ou cinq mois, M. de Montal faisait une cour assidue à madame de Beauregard ; le monde, malgré sa complaisance habituelle, avait durement repoussé cette femme ; personne ne la recevait plus depuis le scandaleux éclat de ses aventures. Deux fois M. de Montal l’avait suivie à la campagne. Tel avait été le prétexte de sa première absence à Melun. Que vous dirai-je de plus ? j’étais si écrasée par cette nouvelle, que mademoiselle Julie elle-même eut pitié de moi ; elle voulait se venger de M. de Montal, découvrir ses traces, aller le rejoindre et le démasquer aux yeux de madame de Beauregard ; elle m’offrit ses services. — Toutes les douleurs, toutes les humiliations ! vous n’aurez échappé à aucune ! — Je refusai ; je revins chez moi… Ce qui me reste à vous dire est si douloureux que j’abrégerai. Peu après, la misère vint m’accabler ; à la suite de ma maladie, j’avais presque perdu la vue ; mon travail me rapportait si peu, que je fus hors d’état de payer le loyer de mes deux chambres. Je vendis le peu de meubles que je possédais, j’allai me loger dans un cabinet garni. — Vous ! vous ! mon Dieu, élevée dans le luxe ! — Le terme de ma grossesse approchait, je surmontai une horrible répugnance : je ne voulais pas que mon enfant fût victime de mon orgueil, j’allai accoucher à l’hospice : là, au moins, nous reçûmes tous deux des soins auxquels ma pauvreté ne m’eût pas permis de prétendre.

M. de Ker-Ellio cacha sa tête dans ses mains en poussant un douloureux gémissement. Thérèse continua en essuyant ses larmes :

— Au bout de quinze jours, selon l’usage, on me renvoya de cet asile avec mon enfant, qui fut alors ma joie et ma douleur. En entrant à l’hospice, je possédais quarante francs environ ; j’augmentai quelque peu cette somme du fruit de mon travail pendant que je séjournai là. En sortant, je pus acheter ce joli berceau pour mon enfant, dit Thérèse en montrant à Ewen ce petit meuble somptueux : ce fut ma dernière folie. Je garnis cette misérable mansarde de ce qui m’était indispensable, il ne me resta rien. Malgré un travail opiniâtre, les soins que réclamait ma fille absorbant beaucoup de mon temps, je gagnais à peine de quoi vivre : je n’avais pas de bois. Le froid devint si rigoureux, que, tremblant pour la santé, pour la vie de cet enfant, je me résignai pour la première fois à une démarche que pour moi seule je n’aurais jamais tentée… J’écrivis à ma mère… Vous savez sa réponse. Lorsque cette excellente femme, ma voisine, est entrée ici, elle m’a trouvée expirante de froid et de besoin…

Vous savez tout jusqu’à ce jour. Malgré moi j’avais vaguement espéré le retour de M. de Montal ; si incertain que fût cet espoir, il m’avait toujours soutenue. Maintenant, ai-je besoin de vous dire que mon cœur est brisé, flétri, mort pour tout autre sentiment que l’amour maternel ? À force d’avoir souffert par l’amour, ce mot seul m’est odieux. Vous dirai-je enfin que, malgré l’horrible ingratitude de M. de Montal, que malgré ses bassesses, que malgré son parjure et sa trahison, je regretterai toujours comme le plus beau, comme le plus heureux moment de ma vie, le temps où je le voyais chez ma mère, et le temps plus cher encore à mon cœur où, dans ma retraite de la rue de l’Ouest, je passais la moitié de mes journées à l’attendre en travaillant, et le reste des heures à me rappeler sa