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je l’avoue, je fus assez égoïste pour ne pas songer que j’allais lui être à charge, à lui déjà si pauvre ; mais je ne songeais qu’au bonheur de ne plus le quitter désormais. La dureté de M. Dunoyer, l’insensibilité de ma mère m’exemptaient de tout remords. Jeune, aimante, courageuse, l’avenir ne m’effrayait pas. Je n’avais plus que M. de Montal à aimer sur la terre… J’étais heureuse… Lui, au contraire, était sombre, accablé ; mon sort l’inquiétait vivement, me disait-il. En arrivant chez lui, je fus à la fois saisie d’une joie d’enfant et d’un attendrissement involontaire ; tout ce qui l’intéressait, tout ce qui me retraçait ses habitudes, me semblait précieux ; le mélange de luxe et de misère que je trouvai chez lui me toucha profondément. Cette affectation d’élégance, pour ainsi dire désespérée, me parut de la dignité personnelle. M. de se jeta dans un fauteuil en cachant sa tête dans ses mains avec tous les symptômes de l’abattement. J’attribuai son air désolé à ses regrets de m’avoir mise dans une position si difficile. Si j’avais cru alors lui être à charge et qu’il s’apitoyât sur son sort, une heure après j’aurais cessé d’exister ; mais je me croyais tendrement aimée, je me croyais surtout nécessaire au bonheur, à la vie de M. de Montal. — Une fois mariés, lui disais-je, et lorsqu’on saura la conduite de ma famille à notre égard, nous inspirerons de l’intérêt. Connaissant votre capacité et nos malheurs, vos amis puissants viendront à votre aide. Que nous faut-il pour vivre ? La place la plus modeste jointe à mon travail. Nous nous retirerons dans quelque quartier éloigné, et, vous le verrez, Édouard, je vous ferai dans cette humble condition des jours plus heureux que les plus beaux jours de votre opulence. — À cela que répondait-il ? — Qu’il n’était pas fait pour exercer un emploi subalterne ; qu’il lui restait quelque argent ; que sa position n’était pas encore désespérée. Par ses relations, il pourrait obtenir un consulat dans quelque pays éloigné, position à la fois lucrative et honorable. Seulement, pour que sa conduite privée ne nuisît pas à ses sollicitations, il jugeait convenable, disait-il, de ne pas habiter avec moi jusqu’au jour de notre mariage. Il me louerait un petit logement dans un quartier retiré ; il y viendrait passer le temps que ses démarches lui laisseraient ; les convenances seraient ainsi ménagées. Cette séparation pénible me parut raisonnable, prudente : je m’y résignai. La première journée que je passai ainsi avec lui fut triste et douce. Nous fîmes beaucoup de projets. J’insistai encore auprès de M. de Montal pour qu’il bornât ses prétentions à une place obscure, qu’il obtiendrait certainement. Je lui rappelai nos rêves de médiocrité cachée. Redoutait-il les railleries du monde ? Mais les gens de cœur pourraient-ils jamais railler un homme qui, après avoir follement dissipé son patrimoine, se vouerait à une existence laborieuse et honorable ? Il fut inflexible ; il ne voulait pas me réduire à un sort si infime. Telle était toujours la suprême raison derrière laquelle il se retranchait.

Le lendemain matin, il sortit de très-bonne heure pour s’occuper de mon appartement, me recommandant de ne pas répondre si l’on sonnait. Je restai seule. M. de Montal était parti depuis quelque temps, lorsque j’entendis ouvrir la porte du salon qui précédait la chambre à coucher. Je crus que c’était lui… Ah ! monsieur, cette première trahison aurait dû m’éclairer ; mais non, non, j’étais trop aveuglée… — Eh bien ! qui était-ce ? — Une femme jeune, jolie, que je ne connaissais pas, quoique je me rappelasse confusément ses traits. — Une femme ! et que venait-elle faire ? et comment était-elle entrée ? — Avec une clef qu’elle possédait. M. de Montal n’avait pas eu le temps de la prévenir de mon arrivée chez lui. — Et cette femme ? — Était mademoiselle Julie, une actrice. Je ne vous dirai rien de ma honte, de ma douleur, de l’insolence de cette fille : me prenant pour une de ses pareilles, elle me reprocha grossièrement de chercher à lui enlever son amant ; mais ce serait en vain, disait-elle ; elle était sûre de l’amour de M. de Montal, il l’aimait passionnément : il avait voulu l’épouser ; mais elle avait refusé cette offre, sachant son inconduite. — Mon Dieu ! que vous avez dû souffrir ! — Non, j’étais indignée, voilà tout. Ce que me disait mademoiselle Julie me semblait une calomnie par trop absurde, je n’y crus pas. Enfin, cette femme me déclara qu’elle attendrait M. de Montal, et qu’à son retour je verrais qui, d’elle ou de moi, sortirait de chez lui. Ce sera moi, et à l’instant, lui dis-je ; et j’allai attendre M. de Montal dans la rue. Du plus loin que je l’aperçus, je courus à lui, je lui dis tout : il me rassura. — Il vous rassura ? — Oui. Mademoiselle Julie le persécutait depuis qu’il l’avait quittée pour être tout à notre amour. Il lui avait autrefois donné une clef de son appartement, il n’avait pas songé à la lui retirer : tel était le mystère de son apparition chez lui. Je le crus ; j’avais tant besoin de le croire ! Il me dit qu’il venait de trouver, rue de l’Ouest, près du Luxembourg, deux chambres dans une maison tranquille et retirée ; qu’on s’occupait d’y transporter les meubles nécessaires ; le soir même je pourrais m’y établir. Pour rien au monde, je n’aurais voulu retourner chez M. de de Montal.

Rien de plus modeste que le petit logement que je devais occuper en attendant notre mariage ; la maison était tranquille, les fenêtres s’ouvraient sur de grands jardins, le rue était presque déserte ; le silence de cette retraite me plaisait. Nous étions trop pauvres pour que je prisse une femme de chambre. La portière de la maison se chargea de mon ménage. Je fus un peu effrayée pendant les premières nuits de me trouver seule dans cet appartement ; mais peu à peu je m’y habituai. Notre mariage devait avoir lieu dès que les formalités nécessaires seraient accomplies. M. de Montal attendait, disait-il, avec autant d’impatience que moi la fin de cette séparation. Alors commença pour moi une vie paisible et heureuse, oh ! bien heureuse, trop heureuse, car ce souvenir me poursuivra toujours. Je ne voyais personne. J’avais à cœur de ne pas être à charge à M. de Montal ; je m’étais mise à broder, la femme qui me servait me procura quelque clientèle, je pus subvenir à mes besoins journaliers. M. de Montal venait me voir presque chaque jour, il était triste ou gai, selon qu’il espérait ou qu’il désespérait des promesses qu’on lui faisait au sujet du consulat. Ce n’était pas tout : l’illégitimité de ma naissance, me disait-il, compliquait beaucoup les formalités de notre mariage, et en reculait malheureusement le terme. Je le croyais, je le consolais, car pour certaines choses j’avais plus de courage que lui. Sans doute il m’était cruel de vivre ainsi séparée de l’homme qui était tout pour moi, mais je me résignais en songeant à l’avenir et en jouissant de la félicité présente.

Mes jours mauvais étaient ceux où je ne voyais pas M. de Montal. Loin de l’accuser, je le plaignais : il devait souffrir autant que moi. Ces jours-là je travaillais avec moins d’énergie, j’éprouvais de vagues tristesses ; mais, aussi, le lendemain quelle joie ! comme je guettais de loin son arrivée ! Un mois se passa ainsi, pendant lequel il manqua rarement de venir ; le mois suivant, il fut quelquefois deux ou trois jours sans paraître ; mais je ne pouvais lui faire des reproches : ses démarches pour son consulat, les préparatifs de notre union, absorbaient tout son temps. Et puis, ce qui m’ôtait la force de me plaindre, c’est que je le trouvais moins soucieux et plus gai que par le passé. Il attribuait ces heureux changements dans son caractère à ses espérances presque réalisées, à notre réunion prochaine, à l’espoir de me voir enfin dans une position brillante et digne de moi. Néanmoins, en attendant cette fortune inespérée, je redoublais de zèle, de travail, ne voulant pas abandonner notre avenir à la merci d’une incertaine protection.

Un libraire retiré occupait avec sa femme un des appartements où je logeais ; c’étaient d’excellentes gens. Sachant que je ne sortais jamais, ils mirent leur bibliothèque à ma disposition. Voyant, par le choix de quelques ouvrages, que je savais l’anglais, le libraire me demanda si je pourrais me charger de quelques traductions. Vous jugez de ma joie, et avec quelle reconnaissance j’acceptai. Je me levais avec le jour. D’abord je m’occupais de ma broderie, qui était d’un revenu modique, mais assuré ; je préférais m’en occuper le jour, parce que le soir ma vue se fatiguait. M. de Montal venait généralement à deux heures, quand il venait. Mon luxe et mon plaisir étaient de faire, pour le recevoir, une toilette bien simple, mais d’une élégante simplicité, d’être coiffée comme il l’aimait. Après son départ, je me remettais à ma broderie jusqu’à la nuit. Alors j’allumais ma lampe, et, après un modeste dîner que m’apportait ma femme de ménage, je m’occupais de mes traductions jusqu’à onze heures ou minuit. Oh ! si vous saviez que de longues soirées d’hiver j’ai ainsi passées seule… mais occupée ; mélancolique… mais non triste. — Et il ne venait jamais passer la soirée avec vous ? — Bien rarement, peut-être une fois ou deux par mois. — Et c’est à ces gens-là que de tels bonheurs sont réservés ! dit M. de Ker-Ellio en soupirant. — M. de Montal, reprit Thérèse, était obligé, et bien malgré lui, me disait-il, d’aller chaque soir dans le monde pour y rencontrer les gens influents dont il avait besoin. On est si vite oublié quand on n’est pas incessant, ajoutait-il ; et, comme toujours, je le croyais et je me résignais. Cette séparation n’aurait d’ailleurs qu’un temps. Quelquefois, lorsque M. de Montal me quittait, je l’accompagnais, nous faisions une longue promenade sur le boulevard du Mont-Parnasse. C’étaient mes jours de fête. Il me ramenait à ma porte, et je remontais chez moi avec une provision de bonheur. Les soirées qui suivaient ces promenades faites avec lui étaient bien douces ; alors mon travail me semblait plus facile, quelquefois je restais à écrire jusqu’à deux heures du matin. Mes traductions et ma broderie me rapportaient dix à douze francs chaque journée. De l’une de mes deux pièces j’avais fait un petit cabinet d’étude où j’avais toujours quelques fleurs : M. de Montal les aimait, j’allais les acheter moi-même chez les jardiniers-fleuristes si nombreux dans ce quartier. C’était à la fois un plaisir et une distraction. Malgré ces folies, dit Thérèse en souriant tristement, au bout de deux mois j’avais amassé plus de deux cents francs. Avec quel triomphe je les donnai à M. de Montal, en lui disant que c’était le commencement de ma dot ! Il fut émerveillé.

— Ah ! si vous vouliez, lui dis-je, vous occuper aussi, renoncer à votre projet d’ambition, nous serions heureux ! vous le voyez, la place la plus modeste, avec ce que je puis gagner, nous permettrait de vivre presque dans l’aisance ; nous avons si peu de besoins ! Mais, hélas ! il ne voulait pas, disait-il, me voir ainsi travailler toujours, cela lui était pénible, il y consentait parce que lui-même vivait avec la plus sévère économie en attendant cette place si désirée. Je n’osais lui répondre que ses dépenses pour l’obtenir nous auraient fait vivre pendant des années peut-être ; mais enfin j’étais radieuse de songer que je pourrais, moi seule, suffire à nos besoins. Cette pensée me donnait de nouvelles forces. — Et vous n’aviez aucune nouvelle de votre famille ? — Aucune. On m’avait envoyé chez M. de Montal mes robes, mon linge, quelques objets qui m’avaient été donnés en cadeaux ; rien de plus. — Les infâmes ! — M. de Montal voulait me faire poursuivre M. Dunoyer pour en obtenir une pension alimentaire. Jamais je n’y voulus consentir. — Oui, dit Ewen après quelques moments de réflexion, vous deviez être bien heureuse de cette vie d’amour et de travail : je comprends que le souvenir de ce temps vous soit à la fois