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piter par la fenêtre. À ce moment la porte tombait avec fracas. L’on put voir sur le palier et sur les marches de l’escalier un grand nombre de voisins et de domestiques attirés par le bruit de cette scène, que M. Achille voulait rendre la plus scandaleuse possible.

— Messieurs, s’écria-t-il, triomphant d’une affreuse joie, en se retournant devant les gens qui l’accompagnaient et en montrant Thérèse pâle, défaillante, presque évanouie dans les bras de M. de Montal ; messieurs, vous êtes témoins que mademoiselle Thérèse était renfermée ici avec son amant… comme je vous l’avais dit… mais vous verrez tout à l’heure autre chose… Ce sera le départ de cette misérable que je vais mettre à la porte de chez moi… Si vous êtes curieux, attendez… un moment… j’ai à dire deux mots à M. le comte de Montal, à cet habile séducteur.

De nouveaux cris, de nouvelles huées poussés par la valetaille qui se pressait sur l’escalier, accueillirent ces mots de M. Achille. Le comte s’était hâté de transporter Thérèse dans sa chambre à coucher. Le banquier ferma la seconde porte de l’antichambre pour arrêter les curieux, et entra dans la pièce où se trouvaient Thérèse et M. de Montal. Pendant un moment, ces trois personnages gardèrent le silence. M. Achille Dunoyer, contemplant Thérèse avec une satisfaction cruelle, se frottait les mains en jetant à M. de Montal un regard ironique. Thérèse, pâle comme une morte, les cheveux en désordre, assise dans un fauteuil, serrait convulsivement dans ses deux mains une des mains de M. de Montal, qui se tenait debout près d’elle ; la malheureuse lui disait d’une voix entrecoupée : — Ne me quittez pas,… ne me quittez pas.

Le comte possédait seul son sang-froid : il tenait le fil de cette scène, qu’il avait ménagée. Oui, un billet anonyme, écrit par lui et remis le matin même au banquier, l’avertissait que sa fille avait presque chaque jour des rendez-vous avec M. de Montal dans un petit appartement du quatrième étage ; la moindre surveillance permettrait de s’assurer de la vérité du fait. M. Dunoyer, à trois heures, vit sortir miss Hubert et Clémentine : la gouvernante lui dit que mademoiselle Thérèse, étant un peu indisposée, avait préféré rester chez elle. Le banquier s’embusqua sur le palier du deuxième étage, entendit Thérèse ouvrir sa porte, et la vit monter chez le comte. Aussitôt il appela ses gens pour enfoncer la porte. Le but de cette nouvelle infamie de M. de Montal était fort simple : il voulait se faire surprendre avec Thérèse pour forcer la famille de sa victime à la lui donner en mariage. La haine de M. Dunoyer pour cette jeune fille servit le comte au delà de ses souhaits.

— Monsieur, dit-il au banquier d’un ton à la fois confiant et repentant, je suis coupable ; je sens combien votre indignation est légitime ; mais, par pitié pour votre fille…

M. Achille Dunoyer partit d’un éclat de rire ironique.

— Coupable ! allons donc, vous n’êtes pas plus coupable que je suis indigné. Coupable ?… mais au contraire, mon cher monsieur, vous avez bien fait, je vous en sais gré ; oui, je suis ravi… mais ravi de ce qui arrive.

M. de Montal regardait le banquier avec une surprise croissante ; il s’attendait à des reproches, à des emportements ; il n’en était rien. Thérèse contemplait et écoutait son père avec non moins d’étonnement.

— Ainsi, monsieur, vous nous pardonnez ? — Comment donc, mais je suis à mille lieues de vous accuser, mon cher monsieur, reprit M. Dunoyer ; vous avez séduit mademoiselle, c’est très-bien… tout le monde le sait, c’est encore mieux… Oui, c’est tellement public, qu’on m’a écrit une lettre anonyme ce matin pour m’apprendre les rendez-vous de mademoiselle. Sans doute ces jolis bruits sont parvenus jusqu’à votre cousin, M. de Ker-Ellio, car il vient de m’écrire à l’instant même que des affaires importantes le rappelaient en Bretagne, et qu’il renonçait à l’espoir d’épouser mademoiselle. Il a été trop poli pour me dire le fin mot,… en d’autres termes, que le déshonneur de mademoiselle courait les rues. — J’ai commis une grande faute, je le sais, mon père, dit Thérèse, je mérite vos reproches. Hélas ! pourquoi m’avez-vous si durement traitée pour me forcer à épouser M. de Ker-Ellio ? — Pourquoi ?… pourquoi ?… Parce que j’avais un intérêt à voir conclure ce mariage… mais… peste… j’aime mille fois mieux ce qui arrive à cette heure ; j’y gagne cent pour cent, dit M. Achille Dunoyer en continuant de se frotter les mains. — Monsieur, dit M. de Montal d’un ton solennel, je suis disposé à vous offrir, ainsi qu’à mademoiselle votre fille, toutes les réparations que vous pouvez désirer. Je suis homme d’honneur et de cœur ; devant vous je répéterai à… Thérèse… Permettez-moi de lui donner ce nom. — Donnez, donnez… à votre aise, ne vous gênez pas. — Je répéterai donc à Thérèse, et je lui jurerai de nouveau devant vous, de n’avoir jamais d’autre femme qu’elle. — Et moi ! mon père ! s’écria Thérèse, je jure que n’aurai jamais d’autre époux que lui.

M. Dunoyer les regarda tous deux. Son ironie disparut ; il sembla ému, touché, et dit d’un ton sérieux et attendri :

— Vraiment, ça me désarme. Ces pauvres enfants ! après tout, ils sont charmants ! Eh bien ! voyons, mariez-vous, mauvaises têtes, puisque vous en avez tant d’envie ; le plus tôt sera le mieux. — Ah ! mon père, que de bonté ! c’est maintenant que je sens l’étendue de ma faute, dit Thérèse en fondant en larmes et en tombant aux genoux du banquier. — Oh ! oui, maintenant nous sommes vos enfants, s’écria M. de Montal en mettant sa main sur ses yeux ; après un léger effort, quelques larmes tombèrent. Pour que cet effet de pleurs ne fût pas perdu, il se jeta dans les bras de M. Dunoyer en répétant : — Oui, maintenant, nous sommes vos enfants.

Le banquier avait voulu se jouer de M. de Montal et de Thérèse en simulant un attendrissement qu’il n’éprouvait pas. À la brusque accolade du comte, il partit d’un nouvel éclat de rire ; et, en pressant d’une manière grotesque M. de Montal sur sa poitrine, il s’écria :

— Comme c’est touchant et dramatique ! Ah ça, Montal, est-ce que vous ne trouvez pas que nous avons l’air de jouer une scène de Robert-Macaire ; j’ai joliment l’air Wormspire, hein ? et vous donc, mon cher, comme vous avez bien dit : Oh ! oui, maintenant nous sommes vos enfants !… Farceur de Montal !

Pour Thérèse, les paroles de M. Dunoyer étaient incompréhensibles ; la seule chose qui la frappa, ce fut l’ironie insultante du banquier qui succédait au moment d’attendrissement simulé dont elle avait été dupe : elle pressentit quelque dénoûment horrible à cette scène, se releva et alla s’asseoir en silence. M. de Montal commença à s’effrayer des railleries de M. Achille Dunoyer ; il le regardait avec inquiétude. Tout à coup on entendit frapper à la porte de l’antichambre, une voix s’écria :

— Hé ! ça sera-t-il encore long, monsieur Dunoyer ? Nous attendons,

Et puis ce furent des huées et des éclats de rire sans fin.

— C’est la valetaille de la maison qui s’impatiente, dit froidement le banquier. — Oh ! que de honte ! que de honte ! dit Thérèse en cachant sa tête dans ses mains. — Il me semble, monsieur, dit M. de Montal, que vous auriez pu venir seul, quand ça n’aurait été que par égard pour mademoiselle votre fille ? — Nous y voilà ! nous y voilà enfin ! s’écria M. Dunoyer avec une explosion de joie sardonique ; puis, montrant Thérèse d’un geste dédaigneux : — Ça, ma fille !… laissez donc ; il n’y a qu’une petite difficulté, c’est que ça n’est pas ma fille. — La faute de Thérèse… notre faute, dois-je dire, est grande sans doute, reprit le comte ; mais elle ne peut faire que votre fille ne soit plus votre fille. — Ne confondons point, s’il vous plaît, je n’ai pas dit plus, j’ai dit pas. — En vérité, monsieur, je saisis à peine la différence qui existe entre ces mots. — Vraiment, vous êtes si fin ? Eh bien, je vais parler plus clairement, reprit le banquier cette fois sérieusement et les traits contractés par les détestables joies de la haine et de la vengeance satisfaites ; apprenez-le donc : cette fille ne m’appartient pas ; elle ne m’est rien, c’est le fruit de l’adultère… Oui, et comme il est prouvé qu’elle est née trois mois après mon retour d’un voyage d’un an, ce que j’ai fait jusqu’ici pour elle n’a été que de la charité ; je vais faire, dès aujourd’hui, légalement constater son incapacité à jamais posséder un liard de mes biens, je vais préalablement mettre cette donzelle à la porte, pour qu’elle ne corrompe pas Clémentine ma fille, ma vraie fille, ma seule fille. Maintenant, mon cher monsieur, épousez ou n’épousez pas mademoiselle Thérèse, je m’en lave absolument les mains. Si vous l’épousez, elle sera la plus malheureuse des créatures ; si vous ne l’épousez pas, elle mourra de chagrin et de misère, à moins qu’elle ne fasse comme tant d’autres jolies filles, ce qui ne lui constituera pas un avenir beaucoup plus flatteur. — Mais, monsieur, c’est horrible ce que vous dites là ! s’écria M. de Montal en balbutiant de surprise. — Vraiment ! reprit le banquier avec une rage concentrée, c’est horrible ? et n’a-t-il pas été horrible pour moi d’avoir dans ma maison, continuellement sous mes yeux, un enfant qui ne m’appartenait pas, un témoignage vivant de mon outrage ? Ah ! vous croyez, monsieur, que je n’ai pas souffert aussi, moi ? — Mais j’étais innocente de ma naissance, dit douloureusement Thérèse. — Eh ! qu’est-ce que cela me fait, à moi ? vous n’en étiez pas moins née, je n’en étais pas moins obligé à des ménagements, à cacher l’aversion que vous m’inspiriez. — Ah ! monsieur, ne valait-il pas mieux m’abandonner ? dit Thérèse en fondant en larmes. — Si je ne l’ai pas fait, c’est que j’avais des raisons pour cela ; mais, Dieu merci, aujourd’hui le scandale de votre infâme inconduite est flagrant, on ne me jettera pas la pierre en me voyant chasser de chez moi une misérable dont les débordements autorisent ma sévérité. Enfin, moi et votre mère, nous allons être, une fois pour toutes, débarrassés de vous. Pour faire constater votre position, ce sera un peu de vieille honte à remuer pour Héloïse ; ma foi, tant pis, elle y est décidée, elle dit que ce sera l’expiation de sa faute. — Ma mère ! ma mère aussi ! dit Thérèse avec accablement. — Ah parbleu ! dit M. Achille, vous étiez donc aveugle ! Vous pesiez à votre mère presque autant qu’à moi.

À ce dernier coup, Thérèse se leva résignée, résolue. Elle tendit la main à M. de Montal et lui dit :

— Édouard, partons.

Ces deux mots résumaient toute la position de cette malheureuse fille ; elle n’avait plus au monde que M. de Montal.

— Je l’entends bien ainsi, dit le banquier. Vous allez sortir de chez moi sur-le-champ ; je ne vous aurais pas permis d’y passer la nuit. On vous enverra demain vos effets. Où cela ? chez monsieur, sans doute ? — Oui, monsieur, chez moi, dit M. de Montal aussi effrayé du renversement de ses espérances que de la cruauté du banquier. — Soit, dit M. Achille, on adressera les effets de mademoiselle chez vous ; ça commencera votre petit ménage, mon jeune marié.

Le comte était si cupide, si lâche, si égoïste, qu’il ne put même à ce moment dissimuler son odieux désappointement. Sur son front livide et abattu, M. Dunoyer lut cette pensée :

— Me voici aussi pauvre qu’auparavant, avec une femme sur les bras.

M. Achille lisait vrai. Rien d’étonnant à cela ; ces deux hommes de-