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selle Julie, parce qu’elles les utilisent comme des Montal… ou qui trompe des enfants comme Thérèse, parce que les âmes bonnes et sincères s’intéressent toujours à ce qui semble souffrir.

On verra tout à l’heure que c’était surtout en s’adressant à la pitié, à la charité de Thérèse, que M. de Montal avait fait dans son cœur les progrès les plus décisifs. M. de Beauregard avait justement prédit au comte l’issue de ses rapports avec le banquier. M. Achille et madame Héloïse se glorifièrent pendant quelque temps de recevoir dans leur intimité un homme d’un certain monde. M. Dunoyer prêta même environ deux cents louis à M. de Montal, qui trouva charmant de subvenir avec cet argent aux dépenses qu’il avait faites pour mettre en œuvre son plan de séduction à l’égard de Thérèse ; mais, ne retirant pas de la connaissance du comte les avantages qu’il en avait espérés pour s’introduire au sein de la jeunesse dorée, le banquier se lassa d’être ce qu’il appelait dans son langage une vache à lait, et il témoigna peu à peu beaucoup de refroidissement à M. de Montal.

Si indifférent que fût M. Dunoyer pour Thérèse, il ne l’eût jamais mariée à M. de Montal, qu’il savait ruiné complétement ; le banquier, d’accord avec madame Héloïse, qui cachait de moins en moins son aversion pour sa fille, ne voulait lui donner qu’une dot des plus minimes ; or, un gendre pauvre lui eût été à charge. Le comte fut satisfait des obstacles qu’il prévoyait, ils devaient irriter encore la passion de Thérèse et la pousser à sa perte. Bien certain de l’amour profond qu’il inspirait, il dévoila un jour à Thérèse le prétendu secret qu’il lui avait caché jusque-là.

Fondant en larmes, le comte avoua à la jeune fille qu’il était pauvre, qu’il touchait à la misère. Longtemps il avait, disait-il, compté sur le gain d’un procès, mais il lui fallait renoncer à tout espoir, le procès était perdu. C’était non la misère, l’affreuse misère à laquelle il allait être réduit qu’il craignait, non, le suicide le mettrait à l’abri de ces souffrances ; mais ce qu’il déplorait, c’était la nécessité de renoncer à la main de Thérèse. Elle était trop riche… pour que lui, maintenant si pauvre, pût songer à l’épouser : sa délicatesse s’opposait à un tel mariage. Ces scrupules venaient sans doute un peu tard, mais mademoiselle Dunoyer était incapable de faire cette réflexion. Au contraire, sa généreuse fierté s’indigna de ce que M. de Montal osât faire un pareil calcul. Elle lui reprocha amèrement de songer à d’autres intérêts qu’à ceux de leur amour. Était-ce sa faute, à lui, si elle était riche ? M. de Montal fut inflexible.

La scène dont nous venons de parler s’était passée dans le jardin de Monceau. Miss Hubert étant malade, mademoiselle Dunoyer sortait depuis quelques jours avec une femme de chambre et sa jeune sœur. M. de Montal, nous l’avons dit, avait gagné la femme de chambre ; celle-ci emmenait Clémentine et ménageait les tête-à-tête de Thérèse. M. de Montal laissa la malheureuse jeune fille désolée, épouvantée, maudissant les scrupules du comte. Elle passa une nuit déplorable ; elle reconnut toute la violence de son amour pour M. de Montal, en songeant qu’elle pouvait le perdre par une mort affreuse. Nous ne savons rien de plus touchant, de plus sacré, que la pauvreté, lorsqu’elle est fière et silencieuse avec les indifférents, ou qu’elle entretient l’amitié de ses privations courageusement ou même douloureusement souffertes ; mais faire ce que faisait M. de Montal, mais forcer l’intérêt et l’amour d’une jeune fille riche en offrant incessamment à ses yeux les tableaux les plus sinistres, mais lui parler du froid et de la faim qu’on endurera un jour, des haillons dont on se vêtira, et enfin du suicide qui mettra seul un terme à cette horrible vie, cela est ignoble, cela est le dernier terme de la plus infâme jonglerie. Le lendemain de l’entrevue du jardin de Monceau, Thérèse, entendant M. de Montal marcher dans son petit appartement, écrivit ces mots à la hâte :

— Il faut que je vous parle ; attendez-moi chez vous. Ma sœur sort à trois heures.

Puis elle monta et glissa ce billet sous la porte.

Malgré l’effrayante gravité de cette démarche, à trois heures Thérèse entrait chez M. de Montal pour la première fois, pâle, désespérée, suppliante ; elle le conjura de ne pas la rendre à tout jamais malheureuse, et d’aller demander sa main à M. Dunoyer, qui ne pourrait la lui refuser.

M. de Montal se garda bien d’abuser cette fois de l’aveugle confiance de Thérèse ; il la calma, il la rassura, il lui reprocha même l’imprudence de sa visite, la supplia de redescendre en hâte, et lui promit de réfléchir à ce qu’elle venait de lui dire. Ce fut deux jours après ce rendez-vous que M. de Ker-Ellio vint confier à M. de Montal son amour pour mademoiselle Dunoyer, et qu’en rentrant chez lui Ewen trouva le banquier qui lui accorda positivement la main de Thérèse.

On a vu qu’après son entretien avec son cousin, M. de Montal avait écrit deux lettres, l’une à mademoiselle Julie, l’autre à Thérèse. Cette dernière lettre était mystérieuse, menaçante, et, dans les circonstances que nous avons exposées, Thérèse ne pouvait manquer d’accourir à l’entrevue que lui demandait le comte. Le lendemain, à trois heures, mademoiselle Dunoyer était chez lui. L’appartement que M. de Montal occupait dans la maison du banquier se composait de trois petites pièces, une antichambre en entrant, à gauche un cabinet non meublé, à droite la chambre à coucher, où le comte conduisit Thérèse. Après avoir fermé la porte, le comte tomba à genoux devant la jeune fille sans prononcer une parole, cachant sa figure dans ses deux mains.

Thérèse, pâle, épouvantée se soutenant à peine, s’appuyait au marbre de la cheminée : ses grands yeux noirs étaient voilés de larmes, ses lèvres tremblaient convulsivement, son sein battait avec violence. Après quelques minutes de silence, M. de Montal releva son visage inondé de pleurs (cet homme savait pleurer), et, joignant les mains, il s’écria d’une voix entrecoupée par les sanglots : — C’en est fait ! adieu, Thérèse ! et pour toujours adieu !

Les traits de M. de Montal étaient jolis, réguliers ; sa douleur factice artistement ménagée, sa pâleur délicate donnaient à sa figure une expression touchante. Lorsqu’il répéta d’une voix douloureusement émue : C’en est fait, adieu, et pour toujours adieu !… Thérèse se sentit bouleversée jusqu’au fond de l’âme ; son désespoir, sa pitié, son amour s’exaltèrent à ce point qu’oubliant son effroi, elle s’écria avec une incroyable résolution :

— Non, non, jamais ! Je ne sais ce que vous allez encore m’apprendre, je ne sais ce qui nous menace ; mais rien, entendez-vous, rien au monde ne me séparera de vous ! — Mais, Thérèse, je suis pauvre ! mais, après quelques faibles ressources bientôt épuisées, je n’aurai plus d’autre perspective que la misère, que la misère la plus affreuse ! — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Thérèse en éclatant en sanglots. — Je n’aurai pas seulement de quoi manger du pain ; car, malheureusement, je n’ai aucune ressource en moi-même… je ne suis bon à rien. Élevé dans le luxe, je n’ai jamais songé à un pareil avenir. Ma santé s’oppose à ce que je gagne ma vie par un travail manuel. — Lui, lui, réduit là, grand Dieu ! — Je l’avoue, c’est faible, c’est lâche, mais je n’aurai jamais la force de supporter la pauvreté. Songez donc, Thérèse ! avoir froid, avoir faim, ne savoir où reposer sa tête, et cela, pendant une longue vie, peut-être. Oh ! la mort ! mille fois plutôt la mort que cette horrible existence. — Mais moi, moi, que deviendrai-je, si vous vous tuez ! Mais c’est d’un affreux égoïsme, ce que vous dites là. Comment, parce que le hasard me donne quelque bien, et que le hasard vous ruine, il faut renoncer à mon amour, à la vie… — Thérèse, il serait infâme à moi de vous associer à mon sort misérable. La fatalité a pesé sur ma vie tout entière ; et c’est au moment où j’entrevoyais le bonheur, le seul vrai bonheur, qu’il faut y renoncer. Ah ! c’est horrible !

Et M. de Montal répandit des larmes hypocrites.

— Tenez, voyez-vous, Édouard, vous me rendrez folle, s’écria Thérèse presque avec égarement ; votre cruelle délicatesse me poussera à quelque excès. — Thérèse, calmez-vous ; au nom du ciel, calmez-vous ! — Ce soir, je dirai tout à mon père, reprit Thérèse avec un ton de résolution calme et forte qui effraya le comte. C’était parler trop tôt pour ses projets. — Thérèse, gardez-vous-en bien ! — Soyez tranquille, Édouard, je ménagerai votre délicatesse. Vous l’avez dit vous-même, jamais vous n’avez été plus heureux que dans ce modeste réduit. Que faut-il pour vivre à la campagne, dans quelque coin ignoré ? bien peu de chose. Eh bien, je ne demanderai à mon père que ce qui est strictement nécessaire pour vivre ainsi. Est-ce encore trop ? s’écria mademoiselle Dunoyer à un mouvement de secret effroi de M. de Montal, qu’elle interpréta comme l’expression d’un implacable désintéressement. Eh bien, je ne lui demanderai rien… rien, Édouard… Je travaillerai, je sais coudre, broder ; notre éducation, à nous autres femmes, toute futile qu’elle semble, nous crée des ressources pour les jours mauvais. De votre côté, Édouard, vous vous ingénierez, vous trouverez le moyen d’augmenter notre bien-être ; sinon, je travaillerai pour deux. Ne craignez rien, l’amour me donnera du courage, de la force ; nous n’aurons d’obligation à personne, nous ferons comme tant de pauvres ménages qui vivent heureux et contents. — Moi, vous condamner à une condition si cruelle ! vous, habituée au luxe ! oh ! jamais ! s’écria M. de Montal effrayé du désintéressement de la jeune fille. Mais, lors même que je m’y résignerais, que j’accepterais votre offre si généreuse, il est trop tard. — Comment ? — Ce billet que je vous ai écrit… — Eh bien, il annonçait un nouveau malheur, c’est vrai… mon Dieu ! Et ce malheur, quel est-il ? quel est-il ? — Je vous en conjure, Thérèse, tranquillisez-vous, sinon je ne dis plus rien. — Allons, je suis calme, je suis calme ; parlez, je vous écoute. — Vous avez vu ici M. de Ker-Ellio… — Ce Breton dont vous vous êtes tant moqué ? — Comment le trouvez-vous ? — Moi ? — Oui ; que pensez-vous de lui ? — Mon Dieu ! je ne pense rien. Vous l’avez ridiculisé : cela m’a fâchée pour cette sauvage Bretagne, que j’ai toujours aimée d’instinct. — Et sa figure ? — Quelles questions vous me faites ? je ne l’ai pas remarquée ; il m’a semblé très-insignifiant. Mais à quoi bon tout cela ? — Vous allez le savoir : M. le baron de Ker-Ellio, mon cousin, a au moins vingt mille livres de rente en propriétés en Bretagne, et une somme assez considérable placée chez votre père. — Ensuite, ensuite ? — M. de Ker-Ellio demande votre main. — Ma main ! — Hier, il m’a chargé d’être son interprète auprès de votre père. Comprenez-vous, maintenant ? Vous le voyez, tout est perdu, je ne puis plus même accepter votre offre généreuse ? — Parce que M. de Ker-Ellio demande ma main ?… Mais vous êtes fou ? — Que dites-vous ? — C’est là le malheur qui nous menace ? — N’est-ce donc rien ? — Rien… si vous m’aimez comme je vous aime. — Thérèse, ce langage… — Je dois le tenir. puisque vous ne le tenez pas… Qu’avez-vous répondu à M. de Ker-Ellio ? — Que je ferais sa demande à votre père. — Vous avez promis cela ?… — Je l’ai promis… je ne pouvais le lui refuser sans éveiller ses soupçons. — Vous avez eu tort, il fallait lui dire : Thérèse m’aime, je l’aime… sa main est à moi. — Thérèse, je vous dis que votre exaltation m’épouvante… Vous affectez un calme que vous ne ressentez pas. — Ferez-vous cette demande à mon père ? — J’ai donné ma parole à mon cou-