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Ewen en interrompant le banquier, si mademoiselle Thérèse consent à me donner sa main… — Je vous dis que c’est tout consenti. — Je vous devrai… je lui devrai plus que la vie… Lorsque vous saurez les circonstances mystérieuses qui se rattachent à ce mariage, auquel je n’ose encore croire… vous verrez, monsieur, qu’il y a là quelque chose de providentiel pour mon bonheur, et, j’ose le dire, pour celui de mademoiselle Thérèse. — Comment ! quelles circonstances ? — Permettez-moi de vous les taire jusqu’au moment où vous me présenterez à mademoiselle votre fille ; là, devant vous, je lui dirai tout, et, je l’espère, elle jugera de ma reconnaissance passionnée par le bonheur que je lui devrai. Ce qui vous prouvera encore, monsieur, combien j’ai le droit d’être à la fois heureux et surpris de ce bonheur inattendu, c’est que tout à l’heure j’avais prié M. de Montal, mon cousin, de vous demander mademoiselle Thérèse en mariage ; il devait, demain, tenter auprès de vous cette démarche. — Voyez un peu, mon cher monsieur, comme ça se rencontre… j’étais allé hier chez Montal pour le prier d’être mon intermédiaire auprès de vous, mais il était à la campagne. Ne sachant pas qu’il dût revenir si tôt, et préférant après tout m’en rapporter à moi-même, trouvant un prétexte tout naturel dans l’affaire dont j’avais à vous entretenir, je me suis adressé directement à vous, et, ma foi, je m’en loue fort. — Maintenant, monsieur, un mot, un seul mot, si désagréable qu’il soit, sur les affaires d’intérêt, pour n’y plus revenir. La seule, mais l’inexorable condition que je mets à mon mariage, est de ne rien accepter de vous. Mes terres me rapportent quinze mille francs environ ; joignez à cela les fonds que j’ai chez vous, soixante mille francs, je crois, d’économies chez mon notaire de Rennes, et qui serviront à remeubler ma vieille maison d’une manière digne de mademoiselle Thérèse. Telle est ma fortune, bien modeste sans doute, mais, je le vois avec un plaisir indicible, suffisante pour satisfaire aux goûts de mademoiselle Thérèse. — Avec des gens délicats comme vous, l’on s’entend toujours parfaitement, mon cher monsieur de Ker-Ellio… Voulez-vous me laisser dire mon cher gendre ? — Tenez, monsieur, dit Ewen presque avec effroi, cela est trop beau… trop heureux… je ne puis croire… non, je ne puis croire que cela soit. — Mais qu’y a-t-il donc de si étonnant ? Vous êtes un excellent parti pour Thérèse ; elle vous plaît, vous me convenez… — Oui, oui ; mais quand vous saurez combien mon bonheur doit me paraître extraordinaire… — Eh bien ! ma foi, ce sera tant mieux. Après ça, je m’étais bien aperçu que vous en teniez la première fois que vous avez vu Thérèse… à diner… oui… Oh ! moi, je suis un finaud… mais j’étais loin de penser que ça tournerait en passion… Ah çà ! après-demain soir, à neuf heures, je vous présenterai à ma famille comme mon gendre futur ; d’ici là, je vais faire dresser un projet de contrat et régler quelques autres formalités sur lesquelles nous nous entendrons facilement, je n’en doute pas… Adieu donc, mon cher monsieur de Ker-Ellio… Ma foi, en entrant dans cette maison, j’avais un espoir… bien vague… et je ne croyais pas qu’il dût se réaliser si promptement. — Ainsi, monsieur, vous croyez que mademoiselle Thérèse… — Vous m’en feriez trop dire pour la modestie de cette pauvre fille, séducteur que vous êtes ! dit M. Dunoyer en souriant. Ainsi donc, à après-demain neuf heures.

Et il sortit. Nous renonçons à peindre la joie, la stupeur de M. de Ker-Ellio. Quoiqu’il ne crût pas avoir manqué à la parole donnée à M. de Montal, il courut chez lui pour le prévenir qu’un incident aussi heureux qu’inattendus rendait son intervention inutile. Il ne rencontra pas le comte ; on lui dit même qu’on ne savait pas s’il rentrerait coucher. Ewen lui écrivit ce qu’il voulait lui dire…

Maintenant, quelques mots expliqueront la brusque proposition de mariage que le banquier avait faite à Ewen. Malgré sa fortune, M. Dunoyer était quelquefois gêné ; ses immenses spéculations absorbaient tous ses capitaux disponibles, et le remboursement considérable qu’il devait faire à Ewen, dans un espace de temps rapproché, l’embarrassait un peu, quoiqu’il eût mis la totalité de la somme à sa disposition au terme des échéances. Nous l’avons dit, M. Achille Dunoyer avait deviné l’impression profonde que Thérèse avait faite sur M. de Ker-Ellio. Un projet qui lui avait paru fou d’abord, mais bientôt très-exécutable, était subitement venu à la pensée du banquier. Il s’agissait de marier Ewen à Thérèse. Cette union présentait plusieurs avantages à M. Achille Dunoyer : marier Thérèse sans dot ; le débarrasser de cette jeune fille dont la vue lui rappelait souvent d’odieux souvenirs ; avoir le libre maniement des fonds du baron au lieu de les lui rembourser très-prochainement.

M. Achille Dunoyer appartenait à une famille où l’on s’était livré à des spéculations si diverses, qu’il avait eu très-jeune, et par tradition, une sorte de connaissance des hommes qui se bornait à les ranger en deux classes : dupes et fripons. Du premier coup d’œil il avait rangé M. de Ker-Ellio dans la catégorie des dupes. Or, selon M. Achille, en supposant qu’en effet le baron eût été vivement frappé de la beauté de Thérèse, il devait être enchanté de l’épouser et se montrer très-accommodant sur les questions d’intérêt ; quant aux renseignements sur la moralité d’Ewen, ç’avait été la dernière préoccupation de M. Dunoyer. D’ailleurs les gens qui appartenaient à la classe où il plaçait le pen-kan-guer étaient toujours plus qu’honnête, comme le disait feu le père Dunoyer. On voit que les prévisions de M. Dunoyer ne le trompèrent en rien, et que M. de Ker-Ellio alla au-devant de ses vœux les plus chers. Malheureusement, les projets du banquier devaient rencontrer de grands obstacles. Thérèse Dunoyer aimait passionnément M. de Montal ; elle était en correspondance avec lui ; sa perte, son déshonneur, ne dépendaient plus que d’une occasion et de l’audace de l’homme dont mademoiselle Julie n’avait pas voulu pour mari.

Nous croyons avoir suffisamment exposé le caractère romanesque de la fille du banquier, sa funeste éducation, l’injuste dureté de ses parents à son égard, pour expliquer, sinon pour excuser sa conduite coupable. Lors de sa première entrevue avec elle, M. de Montal n’avait pas justifié par ses manières cavalières la réputation de don Juan que M. Achille Dunoyer lui avait faite. Ce fut un adroit calcul de la part du comte ; il eût sans cela excité l’antipathie de Thérèse, qui, nous l’avons dit, éprouvait alors pour René un naïf et chaste amour, et qui eût quitté avec délices la bruyante vie parisienne pour les austères solitudes de la Bretagne. Nous avons encore dit comment M. de Montal, surprenant le secret des lectures de Thérèse, avait pris une physionomie pensive, mélancolique, dont la pauvre enfant fut d’autant plus touchée que M. Dunoyer lui avait fait un tout autre portrait de son nouvel ami. M. de Montal ne manquait ni de finesse ni de pénétration ; il devina bientôt que Thérèse avait plutôt des instincts nobles et généreux que des principes arrêtés ; que son esprit était exalté par de dangereuses lectures, son âme aigrie par les mauvais traitements ; qu’elle ne pouvait avoir enfin ni confiance ni vénération pour son père ou pour sa mère ; le comte vit d’un coup d’œil toute l’influence qu’il pouvait prendre sur cette jeune fille absolument livrée à elle-même et que rien ne défendait contre les piéges qu’il lui tendait.

Il voulut plaire, séduire ; il plut, il séduisit. Jamais, dans la société de sa mère, Thérèse n’avait rencontré un homme qui pût être comparé à M. de Montal, et puis il la regardait d’un air si doux et si triste, il comprenait, il s’assimilait si bien les poétiques inspirations de René, la vie mondaine lui était devenue tout à coup si à charge ! n’avait-il pas abandonné une jeune femme dont les hommes le plus à la mode se disputaient la conquête, pour venir passer des journées entières dans le petit appartement qu’il avait loué dans la maison de M. Dunoyer ? Cet homme si recherché ne délaissait-il pas le monde pour venir goûter le souverain bonheur de demeurer sous le même toit que Thérèse ? Enfin son amour n’était-il pas aussi ardent qu’honnête ? S’il n’avait pas d’abord fait sa demande au banquier, c’est qu’avant tout il avait voulu s’assurer de l’agrément de Thérèse, car il ne comprenait qu’un mariage d’amour,… d’amour aussi passionné que partagé. Il est inutile de dire que l’homme que nous avons vu si bas, si insinuant, si souple, si rampant auprès de mademoiselle Julie, et qui était parvenu à tromper cette fille à force de flatteries et de feintes tendresses ; que l’homme qui n’avait pas reculé devant l’indigne prostitution du souvenir sacré de sa mère ; que M. de Montal, en un mot, rompu à toutes les dissimulations, à toutes les ruses, à toutes les perfidies, devait facilement s’emparer d’un cœur jeune, ardent, sincère, qui, comprimé, blessé depuis tant d’années, croirait aux premières assurances de tendresse qui lui seraient faites, et serait aussi reconnaissant de l’amour qu’il éprouverait que de celui qu’il inspirerait. Bien peu de jeunes filles, hélas ! dans la position de Thérèse, auraient résisté à cette séduction, séduction d’autant plus dangereuse qu’elle semblait avoir le but le plus honorable.

Pour s’expliquer les succès de M. de Montal et de ses pareils, succès qui étonnent toujours profondément quand on songe aux misérables qualités des hommes qui les obtiennent, il faut chercher des comparaisons ou des analogies dans les classes les plus infimes, les plus honteuses de la société. On verra que presque toujours ces hommes doivent leurs succès à une hypocrisie aussi odieuse qu’adroite, qui consiste soit à invoquer comme appui, comme soutiens, des personnes faibles et confiantes, soit à valeter bassement autour des êtres flétris. Ces ignobles femmes, honte et rebut de leur sexe, qui expient leur corruption par les mépris qu’elles souffrent, ne sont pas les plus hideuses créatures de la fange où elles s’agitent ; il y a encore un degré au-dessous de cette infamie… Oui, il est des hommes qui sont pour ces espèces ce que M. de Montal était pour mademoiselle Julie. Tour à tour esclaves abjects ou tyrans impitoyables de ces créatures, ces hommes les flattent et les volent, les servent et les battent, les craignent et les dominent, les consolent surtout de leur dégradation en leur prouvant qu’il est des êtres plus dégradés qu’elles, puisqu’ils recherchent leur horrible amour et qu’ils donnent à ces malheureuses l’occasion d’exercer la charité… La charité, admirable vertu qu’on retrouve toujours au moins à l’état d’instinct dans le cœur des femmes les plus perdues.

M. de Montal n’était pas autre chose qu’un de ces types repoussants, mais dégrossi, mais poli, mais façonné aux usages du monde ; du reste même servilité, même égoïsme, même flatterie basse et intéressée quand il espérait assouvir sa cupidité ; même insolence brutale lorsqu’il éprouvait une déception ou un refus ; enfin même habitude de jouer le bon pauvre en s’adressant toujours à la charité, à la pitié des femmes, en exploitant habilement ses malheurs, malheurs sans noblesse et sans dignité, infortune méritée par le désordre le plus égoïste ; chez M. de Montal enfin, comme chez les hommes dont nous parlons, même profanation des sentiments les plus saints, des paroles les plus sacrées, en les parodiant dans leurs cupides et immondes tendresses. Si méprisables que soient ces hommes, à quelque classe qu’ils appartiennent, il résulte même de leurs détestables mœurs une habitude de dissimulation dangereuse, quelque chose d’humble, de plaintif, de doucereux, d’insinuant, de servilement dévoué, qui plaît aux femmes de l’espèce de mademoi-