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CHAPITRE XVIII.

Proposition.


M. de Ker-Ellio revint chez lui plus calme. Après sa conversation avec M. de Montal, il conservait peu d’espoir, mais au moins il n’avait pas renoncé à son vœu le plus cher sans en tenter la réussite. Au moment où le baron rentrait à son hôtel, un des garçons lui dit :

— Monsieur, il y a ici un monsieur qui vous attend ; il a demandé à quelle heure vous rentriez habituellement, j’ai répondu que vous rentriez sur les cinq heures ; il en était quatre et demie. Ce monsieur a voulu vous attendre. Il est là dans le salon.

Très-étonné de cette visite, car il ne connaissait personne à Paris, excepté M. de Montal, M. de Beauregard et M. Dunoyer, Ewen se rendit au salon commun. Quelle fut sa surprise d’y trouver… le banquier ! Quoique la venue du père de Thérèse n’eût rien de bien extraordinaire pour Ewen, il ne put s’empêcher d’être frappé de la bizarrerie de cette rencontre en songeant à la démarche dont il sortait de charger M. de Montal.

— Vous m’excuserez, monsieur, d’avoir insisté pour vous attendre, dit le banquier à Ewen ; mais, ayant quelque chose d’assez important à vous communiquer, je n’ai pas voulu remettre à demain le plaisir de vous voir. — Monsieur, je suis à vos ordres ; je regrette seulement d’être obligé de vous faire monter bien haut et dans un bien modeste logement, dit Ewen. — Allons donc, monsieur, vous plaisantez : à la guerre comme à la guerre, en voyage comme en voyage.

Une fois entré et assis dans la chambre de M. de Ker-Ellio, M. Dunoyer lui dit avec autant de gaieté que de cordialité :

— Je viens, mon cher client, vous faire gagner beaucoup d’argent. — Et comment cela, monsieur ? dit Ewen très-surpris. — D’une manière bien simple ; vous avez deux cent et treize mille francs placés chez moi à cinq pour cent. Je devais vous rembourser cinquante mille francs il y a quinze jours, et le reste de la somme en trois payements égaux, de deux en deux mois. — Oui, monsieur, mais je vous ai prié de vouloir bien garder ces fonds, étant dans l’intention de retirer la somme tout à la fois pour acheter quelques métairies à ma convenance. — Sans doute ; mais permettez-moi de vous le dire, au nom de l’intérêt que vous méritez, vous ferez là un pitoyable placement. Les terres ne rapportent pas au delà de deux et demi pour cent bien nets, tandis que je vous propose de vous associer avec moi dans une entreprise qui, en quatre ou cinq ans, doublera nos capitaux.

Ewen avait été élevé par son père dans l’horreur des spéculations, et il était resté fidèle à ses principes. Les fonds placés chez M. Dunoyer provenaient d’une très-ancienne créance dont feu M. de Ker-Ellio avait hérité. Malgré sa défiance et son antipathie pour les affaires, Ewen crut faire un coup de maître en acceptant la proposition du banquier. Il répondit à M. Dunoyer : — J’avais songé, monsieur, à un autre placement ; mais j’y renonce, moins, je vous assure, par l’espérance du gain que vous m’offrez, que pour continuer et resserrer des relations que vous m’avez jusqu’ici rendues très-agréables.

M. Dunoyer s’attendait si peu à cette aveugle facilité de la part de M. de Ker-Ellio, qu’il ne put s’empêcher de lui dire :

— Comment ! vous acceptez sans savoir seulement ce que je vous propose, sans me demander les garanties que je puis vous offrir ? — Vous m’avez dit, monsieur, que cela était avantageux ? — Sans doute, et je vous le prouverai… — Puisque vous me l’affirmez, monsieur, cela m’est prouvé. — Ma foi, monsieur, sans compliment, les gens comme vous sont rares ; je n’en reviens pas… Diable ! savez-vous que vous auriez tort de jouer ce jeu-là avec tout le monde ? Dieu merci, ma maison est solide et connue ; mais… — Croyez-moi, monsieur, dit Ewen en interrompant le banquier, je n’agis pas par étourderie, par insouciance, je sais en qui je place ma confiance. — Ah ! monsieur, ce que vous dites là me touche au delà de toute expression, dit le banquier avec effusion ; c’est l’occasion de répéter ce que je disais tout à l’heure : les hommes comme vous sont rares… On est maintenant si avide, si happechair, si rapace ! — Dans votre profession, monsieur, avec vos relations d’affaires vous devez être mieux que personne à même de vous apercevoir chez les autres de cette cupidité ? — À qui le dites-vous, monsieur ! Ma position est double à cet égard-là, et comme banquier et comme père d’une fille à marier.

Ewen tressaillit, devint pourpre, baissa les yeux, et ne répondit rien. M. Dunoyer s’aperçut de l’embarras d’Ewen, sourit et reprit :

— Ainsi, moi, par exemple, j’ai ma fille… qui n’est pas une beauté, c’est vrai, qui est un peu sauvage, un peu originale, c’est encore vrai ; mais elle a reçu la meilleure éducation du monde ; elle a eu une gouvernante anglaise ; elle est enfin plutôt bien que mal. J’en appelle à votre franchise bretonne, monsieur de Ker-Ellio ?

Ewen avait repris son sang-froid, il répondit sincèrement et naïvement :

— Je trouve mademoiselle votre fille beaucoup plus que belle… Je n’ai jamais vu une physionomie à la fois plus touchante et plus expressive. — Vous dites cela pour me flatter… mais c’est égal, en n’acceptant pour elle que la moitié de vos compliments, c’est déjà fort gentil. Eh bien ! croiriez-vous que le premier mot des jeunes gens qui pensent à ma fille, est toujours : Combien a-t-elle en mariage ? — Ah ! monsieur ! — Ça vous étonne, ça vous révolte, et c’est comme ça… On sait pourtant que je suis riche, et que dans le cas où je ne ferais pas beaucoup de mon vivant pour Thérèse… après ma mort, il y aura sûrement un bel inventaire… Eh bien ! non, on veut jouir tout de suite ; on ne parle que dot, on ne pense que dot, on ne rêve que dot. Ah ! mon cher monsieur de Ker-Ellio, un père qui a une fille à marier est bien malheureux !

Et M. Achille Dunoyer poussa un soupir hypocrite en regardant sournoisement M. de Ker-Ellio pour juger de l’effet que produirait sur lui cette tirade paternelle. Obtenir la main de Thérèse était pour Ewen un bonheur si improbable, il lui aurait semblé si fabuleux que M. Dunoyer vint pour ainsi dire la lui offrir, que le baron ne saisit aucune des allusions que le banquier lui offrait si complaisamment, et il répondit simplement :

— J’aurais pourtant cru, monsieur, que, possédant une fille aussi complétement douée que mademoiselle Thérèse, vous n’auriez qu’à choisir parmi les plus riches. — Est-ce que je me serais trompé ? pensa M. Dunoyer : essayons encore. Ces Bretons ont la tête si dure, qu’il faut frapper à tour de bras. Il reprit tout haut : Sans doute, j’ai à choisir, mon cher monsieur de Ker-Ellio ; mais jusqu’à présent, dans ce beau choix-là, je n’ai rien trouvé qui vaille. Vous concevez que le bonheur d’une fille qui vous est chère… c’est important… aussi je n’ai jamais voulu marier Thérèse à des freluquets, à des étourneaux, à des gens dissipés, qui la rendraient malheureuse. Ce que j’aurais voulu… et M. Dunoyer appuya sur les mots avec tant d’intention, que le baron fut enfin forcé de comprendre les avances du banquier, ce que j’aurais voulu pour Thérèse, mon cher monsieur de Ker-Ellio, ç’aurait été un homme d’une naissance distinguée, sage, rangé, loyal, sérieux, maître de son bien, qui aurait, je suppose, passé sept ou huit mois de l’année dans sa terre, et qui serait venu à Paris deux ou trois mois d’hiver tout au plus. Car Thérèse déteste le monde, Paris… oui, ça vous paraît singulier, à son âge… c’est pourtant comme ça… en un mot pour la rendre heureuse… mais ce qui s’appelle très-heureuse… il faudrait se résigner à passer à la campagne au moins un hiver sur deux. Mais allez donc parler de cela à un tas de farceurs qui ne connaissent que Paris, toujours Paris, rien que Paris ! — Comment ! s’écria Ewen, mademoiselle Thérèse a ces goûts simples et retirés ? — Si elle les a, monsieur ! c’est une vraie petite sauvage, et c’est encore cela qui la rend si difficile à établir, du moins de manière qu’elle soit heureuse.

Ewen n’osait se livrer encore aux espérances qui venaient en foule l’assaillir ; il restait muet, oppressé.

— Il ne mord pas, il ne mord pas, pensa le banquier ; ma foi, encore un essai, et, si celui-là manque, c’est que je me serai trompé.

Il reprit tout haut, en affectant un grand air de bonhomie :

— Tenez, mon cher monsieur de Ker-Ellio, je vais vous dire quelque chose qui va vous sembler bien saugrenu ; mais comme ça n’a rien que de flatteur pour vous, vous m’excuserez… Eh bien ! si j’avais à imaginer un mari pour Thérèse, vous m’entendez bien ? un mari pour Thérèse… je n’irais pas chercher mon modèle bien loin ; je voudrais tout bonnement pour elle un mari qui vous ressemblât. — Il serait possible !… comment !… Ah ! monsieur… je n’ose croire… je n’ose vous dire que mademoiselle Thérèse a été… serait aussi à moi mon idéal ! — Allons donc ! Vraiment, cette grande fille pâle et mélancolique vous plairait, malgré sa sauvagerie ?… Et pourquoi ne me le dites-vous pas ?… Ce n’est pas l’usage de faire ces demandes-là soi-même, je le sais ; mais, ma foi, au diable l’usage quand il s’agit du bonheur de deux êtres faits l’un pour l’autre… — Tenez, monsieur, dit Ewen avec une émotion profonde, pardonnez-moi… je crois rêver… je ne puis croire… — C’est pourtant bien simple ; si Thérèse vous convient, je vous la donne de tout mon cœur, car vous êtes le mari que j’aurais désiré pour elle. — Mais elle !… elle, monsieur !… Ah ! je vous l’avoue, votre consentement ne serait rien sans le sien ! — Tenez, monsieur de Ker-Ellio, dit le banquier après un moment de silence, avec les gens comme vous, on doit jouer cartes sur table. J’étais venu ici pour vous pressentir au sujet de ce mariage. — Il serait vrai ! — Et vous comprenez que je n’aurais pas tenté cette démarche sans être sûr de l’agrément de Thérèse. — Elle consent, monsieur ? elle consent ! — Je vous réponds de son consentement, et elle sera parfaitement heureuse avec vous, c’est moi qui vous le dis… Vous concevez néanmoins que, ignorant vos intentions, et craignant qu’elle ne vous convint pas, je n’avais pas dû d’abord vous parler plus clairement que je ne l’ai fait. — Et vous êtes sûr, monsieur, que mademoiselle Thérèse consentira ? — Écoutez-moi : elle n’a toute sa vie eu qu’un rêve, qu’une pensée ; c’est de vivre dans une espèce de solitude, loin du monde, avec ses livres, sa musique et son mari, si elle en trouvait un qui pût s’arranger de ces goûts-la. Elle est romanesque en diable ; je vais même vous dire quelque chose de bien plus fort : elle a une passion, mais une folle passion pour la Bretagne. — Il serait vrai ! — Romanesque comme elle est, c’est tout simple. Enfin, l’automne dernier, elle rabâchait toujours du bord de la mer, des bruyères, des rochers, etc. Vous comprenez que ça me rendait très-inquiet, car, parler de bruyères et de rochers à nos dandys, à nos lions… — Monsieur, dit