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Thérèse, intimidée, s’était retirée à reculons sur la pointe du pied. Ewen, songeant enfin que la personne dont il voyait la figure dans la glace devait être derrière lui, se retourna brusquement. Thérèse n’était plus là. Cette étrange rencontre, rapprochée de la non moins étrange existence du portrait de Treff-Hartlog, aurait vivement impressionné un jeune homme d’un caractère moins romanesque que celui d’Ewen. Qu’on juge de ce qu’éprouva le jeune baron…


Le marquis de Beauregard.

M. et madame Dunoyer entrèrent dans le salon et s’excusèrent auprès de leur convive de l’avoir fait attendre. Ewen, dont les traits étaient visiblement altérés, leur répondit avec tant de distraction, il semblait si ému, que M. Achille et madame Héloïse se regardèrent avec surprise. Plusieurs personnes arrivèrent, M. de Ker-Ellio cacha plus facilement son trouble. M. de Montal entra ; peu de temps après lui arrivèrent Thérèse, sa sœur et miss Hubert. À la vue de Thérèse, l’étonnement de M. de Ker-Ellio redoubla ; aux grandes lumières, la ressemblance était plus extraordinaire encore : on remarquait jusqu’au petit signe noir que la fille du banquier avait au-dessus du sourcil gauche. Les sages résolutions d’Ewen s’évanouirent comme un songe. L’amour insensé qu’il avait si longtemps nourri se réveilla tout à coup avec une violence inouïe ; c’était Thérèse qu’il avait si ardemment aimée dans la solitude ! Il reporta sur elle la folle passion que lui avait inspirée l’être chimérique dont elle lui offrait la vivante image. Il n’en douta pas, cette jeune fille devait ressembler en tout à son idole chérie, et réunir les adorables qualités qu’il avait rêvées. La fatalité le poussait à cet amour ; trop de circonstances incroyables l’avaient rapproché de cette femme pour qu’elle n’exerçât pas sur sa vie une immense influence, soit en mal, soit en bien.

Par quelle bizarrerie cette jeune fille offrait-elle une ressemblance si minutieuse avec une femme qui, un siècle avant, avait été le mauvais génie de la famille de Ker-Ellio ? Ewen était-il menacé du même sort ? Sa pensée s’égarait dans ce chaos…

Ces violentes préoccupations, jointes à la timidité naturelle d’Ewen, ne lui permirent pas de se montrer à son avantage. Lors même que Thérèse n’eût pas été plus que prévenue en faveur de M. de Montal, le pen-kan-guer eût été loin de produire sur elle une impression avantageuse. On servit ; par deux fois M. Achille Dunoyer pria M. de Ker-Ellio de donner la main à madame Héloïse. En vain celle-ci fit tous les frais possibles pour le baron : il était complétement absorbé dans la contemplation de Thérèse. La jeune fille parla peu, mais elle s’exprimait avec une grâce et une modestie charmantes. Ewen l’écoutait avec un muet ravissement ; jamais voix plus pure, jamais accent plus enchanteur n’avait frappé son oreille. Deux ou trois fois M. de Montal, qui se plaisait à mettre Thérèse en valeur, engagea avec elle une conversation à voix haute. Ewen admira de nouveau l’esprit charmant, le tact parfait de la jeune fille, dont la distinction naturelle ressortait davantage encore au milieu des gens vulgaires qui l’entouraient.

Nous l’avons dit, la figure de M. de Ker-Ellio était mâle et sévère, mais sa tournure manquait d’élégance ; et bientôt son étonnement, sa distraction donnèrent à sa physionomie et à ses manières quelque chose d’embarrassé, de hagard, de brusque, qui, même en pareille compagnie, pouvait passer pour un manque absolu de savoir-vivre. M. Dunoyer ne se méprit pas sur la véritable cause de la préoccupation d’Ewen. Plusieurs fois le banquier surprit le regard d’admiration muette et pour ainsi dire extatique que M. de Ker-Ellio attachait sur Thérèse. Cette révélation donna fort à penser à M. Achille qui parut bientôt enseveli dans de profondes réflexions, dont il ne sortait que pour jeter tour à tour les yeux sur Ewen et sur Thérèse…

Entre les autres convives, la conversation tomba sur le fameux dîner du Rocher de Cancale, qui depuis huit jours était le sujet de toutes les conversations. M. de Montal, en sa qualité d’ami du marquis, fut accablé de questions.


Le capitaine Des Roches.

— Le marquis est plus riche et plus gai que jamais, reprit-il. Il a un bonheur insolent. Il a appris il y a quatre jours la nouvelle de la mort de son beau-père, don Pablo, qui laisse, dit-on, une fortune immense. Ainsi la marquise se trouve maintenant colossalement riche. Pour passer les premiers jours de son deuil, Beauregard est allé présider à une grande partie de chasse dans la forêt de Breteuil, où il a envoyé son équipage. Ils sont là une vingtaine de mauvais sujets. Dieu sait la vie qu’ils vont y mener pendant les quinze jours que durera ce déplacement ! — Bien sûr qu’ils ont des demoiselles avec eux, dit madame Héloïse. Et sa petite femme qui avait l’air si bégueule quelle gaillarde ! Est-ce vrai qu’on ne la reçoit plus dans le monde, et que depuis l’histoire du Rocher de Cancale il est séparé d’elle ! — Qui ça ? le Rocher de Cancale ? dit M. Achille d’un air malicieux. — Oh ! que c’est joli ! repartit madame Héloïse en haussant les épaules. Dites donc, Montal, le mar-