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tude, le marquis aima mieux s’abstenir jusqu’à ce qu’il eût vu comment madame de Beauregard supporterait la terrible révélation qu’il allait lui faire ; car, nous l’avons dit, elle ignorait encore la trahison de sa femme de chambre.

Malgré son habitude du monde, malgré sa connaissance des femmes, M. de Beauregard ne savait à quoi attribuer les coupables faiblesses de la marquise ; elle était si jeune, elle avait une physionomie si candide, elle lui avait toujours semblé si sérieuse, si chaste, qu’il ne pouvait croire que toutes ces apparences fussent absolument mensongères, et qu’à cet âge on pût être doué d’une si profonde dissimulation. Disons aussi que (à son insu peut-être) l’orgueil du marquis se révoltait à la pensée d’être trompé comme le plus vulgaire des maris. Il cherchait des causes singulières, mystérieuses, à la conduite de sa femme, conduite qui résultait d’une dépravation naturelle. Décidé à ne prendre une résolution définitive qu’après l’explication qu’il allait avoir avec sa femme, il emporta les lettres du capitaine Des Roches et de M. Labirinte, et se rendit chez la marquise, au risque d’interrompre son sommeil par cette foudroyante révélation.

L’appartement du marquis était par convenance fort éloigné de celui de sa femme. Elle occupait l’aile gauche de l’hôtel dont lui occupait l’aile droite. Pusieurs grands salons séparaient ces deux corps de logis. La lune jetait une clarté brillante dans les pièces immenses que M. de Beauregard traversa pour arriver à l’appartement de sa femme. Il y entra si doucement, que Dolorès, plongée dans son premier sommeil, ne l’entendit pas ; un moment il la contempla en silence à la pâle lueur d’une lampe d’albâtre suspendue au plafond. Les rideaux du lit et la tenture de cette chambre étaient de mousseline blanche doublée de soie cerise. Les meubles de citronnier, recouverts de satin blanc semé de bouquets de roses, et délicatement ornés d’ivoires sculptés du plus beau travail, étaient en harmonie avec ces draperies diaphanes couleur de neige rosée.

La marquise endormie disparaissait à demi au milieu de flots de batiste et de dentelles qui bouillonnaient autour de ses oreillers ; sous un couvre-pied de soie et d’édredon, garni du plus beau point d’Angleterre, se dessinait vaguement la pose gracieuse et nonchalante de Dolorès ; une de ses manches à demi relevée laissait voir un bras rond, ferme et blanc, sur lequel reposait sa jolie tête virginale ; ses bandeaux de cheveux noirs apparaissaient à travers la valencienne de son ravissant petit bonnet à la baigneuse ; sa bouche humide, vermeille, à demi ouverte, laissait échapper un souffle frais et léger ; la douce chaleur du sommeil colorait d’un vif incarnat ses joues à fossettes. Jamais la délicieuse fantaisie de Greuse ne créa des traits plus fins, plus charmants, une physionomie plus coquettement naïve ; jamais l’ivoire, le carmin et l’outremer de sa divine palette ne se fondirent en un teint plus transparent, plus pur et plus délicatement nuancé de demi-teintes azurées.

Le marquis s’approcha du lit à pas lents, la tête baissée sur sa poitrine : il regarda longtemps sa femme avec une expression de douleur, de colère et d’amour ; un rire amer effleura ses lèvres, il dit d’une voix sourde :

— Avec une physionomie si candide, qui croirait pourtant ?…

Dolorès fit un léger mouvement, déplia son bras gauche, sur lequel reposait sa tête, et poussa un léger cri de surprise à la vue de son mari. Le marquis attachait sur elle un coup d’œil fixe, presque menaçant.

— Quelle heure est-il donc ? Que voulez-vous, mon ami ? dit la marquise en se mettant sur son séant.

M. de Beauregard posa son flambeau sur un guéridon, remit les lettres qu’il avait apportées à sa femme, puis il attendit en silence le premier mot, le premier geste, le premier cri de Dolorès.

La marquise, d’abord étonnée, prit les lettres, les reconnut, et parut les froisser dans ses mains cachées sous un des plis du couvre-pied. Elle ne pâlit pas, ses traits demeurèrent impassibles. M. de Beauregard lui dit enfin d’une voix profondément émue :

— Eh bien, Dolorès ?

La marquise resta inuelle, la tête toujours baissée, les mains toujours cachées. M. de Beauregard, attribuant le silence de sa femme à la confusion, s’approcha d’elle, et reprit avec plus d’amertume et de chagrin que de colère :

— Vous me trompiez, Dolorès ! C’était bien mal.

Dolorès ne répondit rien. Impatienté de ce silence, le marquis lui prit la main en s’écriant :

— Au moins, parlez-moi !

En attirant à lui les mains de sa femme, M. de Beauregard fit tomber sur le tapis une foule de petits morceaux de papier. La marquise avait d’abord songé à lacérer sournoisement les lettres qui l’accusaient. M. de Beauregard resta confondu de cette froide audace ; il s’attendait à des pleurs, à des regrets, à des protestations de repentir. Il trouvait une femme imperturbable qui ne songeait qu’à faire disparaître les preuves de sa faute. Cet accueil si différent de celui qu’il attendait bouleversa toutes ses idées ; indigné, il s’écria :

— Voilà qui est infâme ! Oserez-vous, madame, nier ces lettres maintenant déchirées ? Croyez-vous que je n’ai pas d’autres preuves de votre trahison ?

Dolorès ne répondit rien.

— Mais, madame, dit le marquis en frappant du pied avec colère, voulez-vous donc me mettre hors de moi ? Comment ! pas un mot ! pas un mot ! — Je n’ai rien à vous dire, monsieur, reprit Dolorès d’un ton parfaitement calme. — Et ces lettres, madame, ces lettres ?

Même silence de la part de la marquise.

M. de Beauregard continua en tâchant de se contraindre :

— Tout à l’heure, madame, je pouvais attribuer votre mutisme à la honte, à l’abattement ; mais, puisque vous avez assez de présence d’esprit pour mettre ces lettres en morceaux, ne jouez donc plus la confusion, je ne suis pas votre dupe. Après une conduite telle que la vôtre, j’ai, je crois, madame, le droit d’attendre de vous quelques paroles de repentir.

Dolorès resta muette. Pour la première fois de sa vie, le marquis, exaspéré, fut sur le point de se livrer à un acte de brutalité envers une femme ; il ferma les poings avec rage ; mais, rougissant de son emportement, il s’éloigna brusquement du lit de sa femme, et se laissa tomber sur un canapé en cachant sa figure dans ses mains. Sans que son mari s’en aperçut et avec une prestesse merveilleuse, la marquise revêtit une robe de chambre placée sur un fauteuil à côté de son lit, mit ses pieds nus dans des pantoufles, approcha une chaise de la cheminée et anima le feu. À ce bruit, le marquis se retourna, il vit sa femme assise. Elle avait ôté son bonnet, et du plat de sa petite main blanche elle lissait les noirs bandeaux de ses cheveux, le front toujours impassible, le regard toujours impénétrable. M. de Beauregard, vaincu, dominé par ce sang-froid diabolique, prit un fauteuil, l’approcha de la cheminée, affecta un calme qu’il était bien loin de ressentir, et dit à Dolorès :

— Pardieu, madame, je m’aperçois que vous n’aimez guère les explications conjugales. Votre silence est très-significatif. À sotte question pas de réponse… Je comprends ! J’ai les preuves de votre double infidélité. Je vous les montre, espérant au moins de vous quelques paroles de repentir,… rien… Votre physionomie est restée de marbre ; vous êtes jugée. Sur cent femmes réveillées en sursaut par un mari, dans une circonstance pareille, il n’en est pas une qui n’eût au moins témoigné de l’émotion, de l’épouvante. Vous êtes restée imperturbable. Et vous n’avez pas dix-huit ans, madame ? Allons, cela promet. Mais il ne s’agit pas de reproches. Puis-je, sans trop d’indiscrétion, madame, savoir vos intentions pour l’avenir ? — Je ne vous comprends pas bien, monsieur. — Je vous demande, madame, si vous croyez que désormais nous puissions vivre dans les mêmes rapports que par le passé ? — Jugez-en, monsieur. — Ainsi, s’écria le marquis avec un sourire de persiflage amer, vous daignerez me faire la grâce de rester en bons termes avec moi ? — Si vous le désirez, monsieur. — Et si je ne le désire pas, madame, s’écria le marquis courroucé, et si je chasse de ma maison une femme coupable ? — J’en sortirai, monsieur, dit Dolorès en boutonnant tranquillement les manchettes de sa robe de chambre.

M. de Beauregard se leva brusquement : il était hors de lui. Après avoir marché quelque temps, il vint se rasseoir.

— Et dans le cas, madame, où poussant la générosité jusqu’à la faiblesse, je serais assez lâche pour vous pardonner, pourrai-je compter qu’à l’avenir votre conduite sera digne de ma clémence ? — Je l’ignore, monsieur. — Comment, madame ! en admettant que j’oublie le passé, vous ne me garantissez pas même l’avenir ? — Je ne prévois pas les événements, monsieur. — Voilà de la franchise, au moins ; je vous en rends mille grâces, madame ; je suis trop heureux que vous daigniez au moins me laisser l’incertitude. Et vous croyez que je me contenterai de cela ? — Vous seul savez cela, monsieur. — Voilà, pardieu ! madame, des réponses d’une candeur angélique ; je suis seulement très-étonné que vous ne me rappeliez pas mes amours scandaleux, le cynisme avec lequel j’affichais mes maîtresses, les mauvais conseils que je vous donnais en vous encourageant à la coquetterie ; ce sont pourtant de belles et foudroyantes réponses à faire à mes reproches, madame. De grâce, pourquoi ne me les adressez-vous pas ? Oh ! d’honneur, marquise, vous me ménagez, ajouta M. de Beauregard avec ironie. — Vous avez agi, monsieur, comme il vous a plu. — Mais avouez au moins que je vous ai froissée, que je vous ai blessée, que je vous ai humiliée ; ainsi votre infidélité aura l’excuse du dépit, de la vengeance. — Je n’ai jamais ressenti de dépit. — Jamais, madame ? — Jamais, monsieur.

Et Dolorès boutonna son autre manchette.

Le marquis était outré.

— Ainsi, madame, ma conduite n’a en rien influencé, décidé la vôtre ? — En rien, monsieur. — Ainsi, madame, c’est de gaieté de cœur, c’est par corruption, que vous vous êtes ainsi dégradée ? — Je n’excuserai pas mes torts par un mensonge, monsieur. — Pardieu, madame, vous choisissez là une jolie occasion d’honorer la vérité ! — Vous m’interrogez, je vous réponds, monsieur. — Ainsi j’aurais été pour vous en public ce que j’étais pour vous dans notre intimité, c’est-à-dire le plus empressé des amants, je n’aurais pas feint aux yeux de tous mon indifférence pour vous, que vous m’eussiez trompé de même ? — Je l’ignore, monsieur ; le passé qui n’a pas été m’est aussi inconnu que l’avenir. — Très-bien, madame ; vous vous exprimez d’une façon nette et brève ; avec vous on va droit au fait. Soit. Eh bien ! pour parler net, je commence par vous défendre de recevoir chez vous M. Des Roches ou M. Labirinte. — C’est votre droit, monsieur. — Dans huit jours vous partirez pour ma terre du Dauphiné.

Le marquis attendit avec anxiété la réponse de sa femme.

— Je désire, monsieur, rester à Paris cet hiver. — Et moi, je ne le veux pas, madame ; vous m’accompagnerez en Dauphiné. — Si j’y suis