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vous voilà tous consternés parce que la maîtresse… de ce pauvre Des Roches lui a fait des infidélités en faveur de M. Labirinte !

Ewen de Ker-Ellio (à demi-voix, au marquis). Monsieur, je suis votre témoin, si vous le voulez ?

Le marquis (toujours assis). Mon témoin ? D’abord, je vous remercie de votre offre, baron ; mais pourquoi faire, mon témoin ? je ne suis pour rien là-dedans… moi !… C’est, à cette heure, une affaire à régler entre notre Solon et Des Roches ; ça ne me regarde plus… mes droits sont subrogés à Des Roches, comme disent les procureurs. Maintenant, ces messieurs connaissent le nom de la femme ; c’est à eux de décider si elle vaut la peine qu’on se coupe la gorge pour elle. Quant à moi, si j’étais à la place de Des Roches, ma foi, je me contenterais de casser quelque membre à M. Labirinte. Mais… si nous prenions le café, et si nous parlions d’autre chose ? Donne-moi à boire de la jolie main blanche, Serpentine ? J’espère que mon histoire vaut bien celle de la duchesse de Mirepont !


(En disant ces mots, le marquis a sonné ; les gens viennent pour servir le café ; l’on se lève de table et l’on passe au salon. Cette scène a été tellement inattendue, elle est tellement embarrassante pour tous les spectateurs, elle est si en dehors des lieux communs et des phrases banales, que les convives, silencieux et consternés, échangent à peine quelques paroles. Le marquis est de trop bon goût, il souffre trop lui-même, malgré son apparente insouciance, pour prolonger davantage cette situation embarrassante pour tous.)


Le marquis (avec noblesse et gaieté). Ah çà ! messieurs, il est bien entendu que cette aventure est trop originale et que les masques en sont trop connus pour être tenue secrète ; … ça va défrayer les causeries du monde pendant au moins huit grands jours. Je vous recommande donc la plus extrême indiscrétion… Oui, sérieusement… Et je vous sais trop de mes amis pour avoir besoin de vous prier de m’avertir, dans le cas où quelqu’un se permettrait d’attaquer, sous quelque point de vue que ce soit, ou ma conduite, ou mon caractère en cette circonstance… C’est pour cela qu’encore une fois je vous recommande la plus grande indiscrétion. (Tous sortent.)


CHAPITRE XV.

La lettre.


En sortant du Rocher de Cancale, le marquis, pour jouer jusqu’au bout le rôle qu’il s’était imposé, se fit voir à l’Opéra et chez trois ou quatre personnes qui recevaient ce soir-là. Nous le répétons, le colonel Koller avait une telle réputation de férocité, sa mort vengeait tant de funestes rencontres, le marquis était si généralement aimé, que personne n’interpréta défavorablement l’indifférence qu’il témoignait à la suite de ce malheureux duel. M. de Beauregard ne fut ni plus ni moins gai qu’à l’ordinaire dans les réunions où il se trouva. Il importait à sa vanité de paraître complétement indifférent à la trahison de sa femme, et de faire croire que la scène du Rocher de Cancale avait été l’expression sincère de cette insouciance. Vers une heure du matin il rentra chez lui. Pour expliquer la violence du désespoir auquel il se livra lorsqu’il fut seul, il faut dire et la véritable cause de son duel avec le colonel Koller, et comment le marquis avait surpris le secret des coupables liaisons de sa femme.

La veille il avait reçu par la poste, et sous enveloppe, plusieurs lettres de Des Roches à madame de Beauregard, et un billet de celle-ci adressé le jour même à M. Labirinte. La marquise avait reproché devant d’autres domestiques de graves infidélités à une de ses femmes ; celle-ci s’était vengée de sa maîtresse en la trahissant, madame de Beauregard ayant eu l’incroyable imprudence de conserver cette fille pour confidente, de la charger d’un nouveau billet pour M. Labirinte, et de lui laisser la garde du coffret qui contenait les lettres du capitaine Des Roches, coffret que la marquise avait placé, pour plus de sûreté, chez sa femme de chambre. Cette découverte fut un coup de foudre pour le marquis. Après deux heures de réflexions son parti fut pris. Le soir il parut au club : il semblait encore plus gai que d’habitude. Il entra dans la salle de billard : une partie était engagée. L’un des joueurs était le colonel Koller. Nous l’avons dit, le marquis, aussi brave que personne au monde, avait plusieurs fois très-poliment, mais très-fermement, fait sentir au colonel que ses forfanteries sanguinaires étaient de mauvais goût ; par caprice, ou par considération pour un homme qui avait fait vaillamment ses preuves, le colonel avait toujours patiemment enduré ces observations du marquis. Ce soir-là, en visant une bille, le colonel dit à M. de Beauregard :

— Marquis, aussi vrai que j’ai saigné mon dernier poulet, ce petit jeune homme de dix-huit ans que sa mère a tant pleuré, je ferai cette rouge au milieu. — Ça n’est pas vrai, dit M. de Beauregard ; et, au moment où le colonel allait jouer, il lui poussa violemment le coude avec le bout de sa canne.

Le colonel se retourna furieux et les lèvres tremblantes de rage.

— Marquis, si vous ne me donnez pas à l’instant des explications sur votre stupide plaisanterie, vous aurez affaire à moi !

M. de Beauregard reprit avec hauteur :

— Je ne plaisante qu’avec mes amis, monsieur. — Mais c’est donc une insulte ? s’écria le colonel. — C’est une insulte, dit froidement le marquis.

Le colonel resta un moment stupéfait de cette audace, ne comprenant pas qu’on osât ainsi s’attaquer à lui. Puis, partant d’un éclat de rire féroce ! — C’est dit, s’écria-t-il, je vous mettrai en terre demain matin ; je suis insulté, je choisis le pistolet, et je tirerai le premier, ça me va ; je n’ai jamais tué de marquis.

Il n’y avait pas d’accommodement possible entre les deux adversaires. Ainsi que nous l’avons dit, les conditions et le lieu du duel furent arrêtés séance tenante : on devait se rencontrer le lendemain matin près des carrières de Charenton. Après s’être longtemps promené dans sa chambre avec agitation, le marquis avait ouvert une cassette, il y avait pris les lettres qu’on lui avait envoyées, les avait mises sous une enveloppe, puis, s’asseyant à son secrétaire, il avait écrit en ces termes à la marquise :


Jeudi, une heure du matin.

« Dolorita mia, vous m’avez trompé ; les lettres que vous trouverez sous cette enveloppe, qui renferme mon testament, vous prouveront que je sais tout. Je me bats demain matin avec le colonel Koller, il tirera le premier, je l’ai provoqué pour cela. Je ne vous ai point espionnée, le hasard m’a tout appris. Une de vos femmes, que vous aviez maltraitée sans doute, aura voulu se venger ; elle m’a adressé ces lettres : je vous les renvoie. Vous avez dix-huit ans à peine ; vous êtes douée d’une physionomie candide, d’une dissimulation profonde, d’un caractère impénétrable ; avant d’avoir lu ce que j’ai lu, je vous regardais comme la plus vertueuse des femmes. Je ne vous fais pas de reproches, j’ai mérité ce qui m’arrive. Voici l’heure de vous expliquer le mystère de ma conduite envers vous.

« Devant mes amis, j’affectais de vous parler de mes maîtresses, je raillais cruellement les maris assez ridicules pour être amoureux de leurs femmes ; je vous reprochais gaiement d’être indifférente aux hommages dont on vous entourait. Seul avec vous, je changeais de langage ; je me mettais à vos pieds, que je baisais en esclave ; seul avec vous, je poussais la tendresse, la passion, jusqu’à la folie ; seul avec vous, je ne trouvais pas de paroles assez amoureuses pour vous dire : Dolorita, je t’aime… Vous ne me demandiez aucune explication sur mes maîtresses, votre charmante ingénuité ne se démentait pas, votre caractère était d’une égalité, d’une sérénité parfaites ; je vous voyais enfin si gravement heureuse de mon amour (votre figure est à la fois candide et sérieuse), que je me persuadais que vous regardiez mes affectations d’infidélité comme des plaisanteries, ou bien qu’ayant pénétré les secrets motifs de ces apparences, vous vous sentiez assez aimée pour pardonner ma lâche et mauvaise honte. Je me trompais. Peut-être n’avez-vous seulement jamais soupçonné la violence de mon amour pour vous, et mes luttes cruelles pour cacher cet amour. Peut-être avez-vous cru que je vous abandonnais, vous, vous adorable enfant, pour de misérables créatures depuis longtemps flétries. Peut-être enfin n’avez-vous jamais soupçonné la vérité ! Oui, vous m’aurez cru grossièrement infidèle, isolément indifférent ; les protestations passionnées du tête-à-tête n’auront pas cicatrisé les blessures douloureuses de mon dédain apparent. Cela est juste, Dolorès, je ne vous accuse pas ; maintenant apprenez la cause de ces contradictions, je ne veux pas même que vous me regrettiez.

« Je suis né bon, généreux, sensible ; et toute ma vie j’ai tâché de paraître égoïste, insouciant et moqueur. J’ai feint le vice comme tant d’autres feignent la vertu. Je suis en cela plus misérable encore que les hypocrites en bien : ils recherchent les applaudissements des gens de cœur, je ne recherchai jamais que les applaudissements des gens corrompus. Il serait trop long de vous dire comment, élevé par un oncle, débris vivant du siècle passé, un des coryphées de l’époque la plus scandaleuse du règne de Louis XV, comment, dis-je, j’appris presque en naissant à railler les sentiments les plus purs, à ne connaître d’autres lois que celles du plaisir, à regarder comme vulgaires, bourgeois et ridicules les devoirs les plus sacrés ; comment enfin je pris la détestable habitude d’affecter et d’exagérer les vices que j’avais, et surtout ceux que je n’avais pas, afin d’égaler, par mon désordre, par l’éclat de mes aventures, les héros de la Régence. J’ai le courage brutal qui consiste à jouer sa vie pendant dix minutes, mais je suis le plus lâche des hommes lorsqu’il s’agit d’affronter les sarcasmes d’une centaine de sots débauchés ; il est vrai que je suis le Lucifer de ce monde infernal ; il est vrai que j’ai été plus avant que personne dans la théorie du vice, et que j’ai fait par mes principes pâlir les plus effrontés.

« Cela est bien beau, n’est-ce pas, mon enfant ? mais ce n’est rien encore… Cent fois j’ai violenté les plus charmants, les plus doux penchants. J’étais fait pour adorer ce qui est pur et beau, pour ressentir des joies ineffables dans cette adoration, et de gaieté de cœur, et souvent avec répugnance, je me suis abandonné à ce qui était hideux et corrompu. Je vous l’assure, Dolorès, celui qui emploierait à se perfectionner l’énergique opiniâtreté que j’ai mise à me pervertir deviendrait un héros. Mon cœur déjouait presque toujours les honteuses combinaisons de mon esprit. J’étais allé en Amérique avec les intentions les plus cupides, les plus égoïstes : je voulais épouser sans amour une fille douée