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ci, turbulent et fou avec ceux-là, mais faire tout ce qui plaît et savoir plaire à tous, cela nous semble rare et méritoire. Et voici pourquoi M. de Sainte-Luce avait toutes sortes de titres à être lion.

M. de Baudricourt, autre convive, avait une spécialité moins éclatante, mais non moins célèbre. Il était gros joueur et de première force au whist et au piquet, mais sa valeur réelle était celle de gros joueur. On citait telle de ses parties avec M. H*** ou lord G***, dans lesquelles il avait eu, avec ses paris, jusqu’à quatre à cinq mille louis engagés ; ce qui éleva sa réputation à son apogée fut d’avoir un jour mis comme enjeu une inscription de deux mille livres de rente, en substituant à cette formule surannée : « Je joue mille louis, » cette formule beaucoup plus neuve : « Je joue cent louis de rente. »

Un étranger proposait-il quelque partie effrayante, on répondait : — Attendez Baudricourt ; où est Baudricourt ? Il n’y a que lui pour tenir un pareil jeu. Pour M. de Baudricourt, la fin de toutes choses était le jeu. Le jeu était l’indispensable complément d’un dîner, d’une course, d’une partie de chasse : après l’Opéra, le jeu ; après le bal, le jeu ; le matin, le jeu ; toujours le jeu. M. de Baudricourt avait en horreur les jeux de hasard ; il gagnait, dit-on, soixante ou quatre-vingt mille francs par année ; il avait toujours au moins le double de cette somme toute prête comme enjeu. Et voilà pourquoi M. de Baudricourt comptait aussi parmi les véritables lions.

Lord Fitz-Hérald avait aussi un goût spécial : il aimait les fleurs à la passion ; ses admirables serres de plantes équinoxiales pouvaient soutenir la comparaison avec celles de M. le duc de Devonshire ; il avait des jardiniers voyageurs en Amérique, en Afrique, en Asie, et ses bateaux à vapeur organisés en serre chaude lui rapportaient des richesses horticulturales de toutes les parties du monde. Sa collection d’orchidées était merveilleuse ; il était parvenu, à force d’art, à avoir une température constamment humide de trente à quarante degrés ; en entrant dans la serre des orchis du Magellan, on était suffoqué ; c’était l’atmosphère étouffante qui suit ou précède toujours le typhon des Indes. On avait une fois emporté lord Fitz-Hérald presque asphyxié par cette zone torride artificielle.

Quant au cousin de la marquise de Beauregard, c’était un jeune Américain de vingt-trois ans, à cheveux crépus et à longues dents, qui s’appelait M. Alonzo Florès. Tels étaient les convives du marquis ; les femmes se nommaient Serpentine, Clarisse Harlowe, et Cora, dite la belle Grecque. Serpentine était maigre, svelte, brune et pâle ; ses yeux noirs pétillaient de malice ; ses lèvres minces, ses narines serrées exprimaient l’ironie ; un pli vertical, profondément creusé entre les deux sourcils, annonçait la méchanceté. Clarisse Harlowe était blonde, blanche, un peu grasse. Sa figure ronde, rose et réjouie, ses yeux bleus riants comme l’azur, sa bouche vermeille et sensuelle, contrastaient singulièrement avec les souvenirs mélancoliques que rappelait son nom. Pour se figurer Cora, la belle Grecque, qu’on descende la Vénus de Milo de son piédestal : même magnificence, même impassibilité, blancheur de marbre, cheveux d’ébène.

Il est inutile de dire que les trois impures étaient mises avec le meilleur goût, et que les femmes du monde les plus élégantes n’auraient pas été vêtues avec une plus gracieuse simplicité. En moins d’un quart d’heure tous les convives arrivèrent ; on n’attendait plus que mesdemoiselles Herminie, Rosa, et le marquis. Ce dernier savait si parfaitement vivre, on supposait son retard si involontaire, que personne ne songeait à s’en formaliser. La réputation sanguinaire du colonel Koller était détestable ; c’était un homme tellement féroce, que la nouvelle de sa mort avait été presque reçue comme une délivrance universelle, et depuis le matin le duel du marquis était le sujet de toutes les conversations.

Les physionomies des convives de M. de Beauregard étaient gaies, ouvertes, épanouies. Le plaisir, ou plutôt l’attente du plaisir, était pour ainsi dire dans l’air. Les hommes se connaissaient et étaient contents de se trouver réunis ; les femmes savaient qu’elles seraient admirées et appréciées, celle-ci pour son esprit, celle-là pour son joyeux entrain, cette autre pour sa beauté. Pourtant, quand nous disons que toutes les physionomies étaient ouvertes et gaies, nous nous trompons. Ewen de Ker-Ellio était sérieux, attentif, et cette fois un peu embarrassé, quoique son cousin M. de Montal l’eût présenté à tous les hommes. M. Labirinte, le député doctrinaire, semblait mal à son aise ; il rougissait de temps à autre, quoique personne ne lui parlât ; car, à l’exception de M. de Montal et du capitaine Des Roches, il connaissait à peine de vue les autres convives. Enfin M. Alonzo Florès était, depuis son arrivée, campé debout, immobile devant une gravure représentant l’éducation d’Achille, qu’il paraissait contempler avec une attention dévorante. On entendit le bruit de deux voitures qui s’arrêtaient. Il n’y eut qu’un cri :

« Le voilà, c’est le marquis ! »

C’étaient en effet M. de Beauregard dans sa voiture et mesdemoiselles Rosa et Herminie dans la leur. Malgré son affectation cynique, le marquis ne se départait jamais de certaine étiquette. Le hasard semblait l’avoir fait arriver en même temps que les deux sœurs. Il trouva plaisant de se ménager, grâce à elles, une entrée triomphante. En effet, un maître d’hôtel ouvrit bruyamment les deux battants de la porte, et le marquis parut au milieu des deux sœurs, auxquelles il donnait le bras. M. de Beauregard fut salué d’une acclamation unanime, et s’arrêta une seconde au milieu de cette large porte avec un air d’hésitation railleuse. Qu’on nous pardonne de consacrer quelques lignes à cette apparition, qui ne manquait pas d’une certaine tournure comme objet d’art, comme tableau. Le groupe des deux sœurs et du marquis était charmant, M. de Beauregard, nous l’avons dit, était grand, bien fait, et, malgré un peu d’embonpoint, sa taille avait conservé beaucoup d’élégance. Si le matin il s’habillait avec la plus extrême simplicité, le soir il se livrait à toutes les fantaisies de son imagination ; ses toilettes éblouissantes n’allaient qu’à lui ; elles eussent écrasé de ridicule tout autre que lui, tandis qu’elles rehaussaient au contraire sa grande mine, comme on disait jadis.

Le marquis portait ce soir-là un habit bleu clair à boutons d’or ciselés d’un travail exquis ; son large collet de velours noir et ses revers démesurément ouverts s’étalaient sur ses épaules ; son gilet de velours brun glacé d’argent, de cramoisi, et rehaussé de boutons de rubis entourés de pierres fines, s’échancrait largement sur une chemise de batiste ouvragée, véritable cuirasse de la plus admirable broderie, agrafée par trois magnifiques rubis entourés de perles fines, comme les boutons du gilet et comme ceux des poignets relevés sur les parements de l’habit ; une haute cravate blanche empesée, sur laquelle se dessinait la coupe gracieuse de ses favoris, éclaircissait encore le teint du marquis. Enfin un pantalon de casimir noir presque collant, des bas de soie à jour et des souliers très-découverts, car le marquis avait un pied aristocratique, complétaient cette toilette d’une richesse extravagante, que le grand air de M. de Beauregard faisait non-seulement tolérer, mais admirer.

Maintenant, qu’on se figure le marquis au milieu de deux femmes jeunes, charmantes, tenant à la main d’énormes bouquets, coiffées en cheveux, ayant les épaules nues, des tailles de guêpe, des jupes bouffantes d’une moire blanche, épaisse et scintillante ; qu’on inonde ce groupe d’une masse de lumière que projettent les bougies d’un lustre de cristal placé dans la pièce voisine, en face de la porte ; qu’on se rappelle enfin la physionomie vive, railleuse et hautaine du marquis, et l’on aura un ensemble qui, vu la laideur épouvantable de nos costumes d’hommes, ne manquera ni d’éclat, ni de magnificence, et l’on comprendra l’espèce de clameur admirative qui salua l’entrée du marquis et des deux sœurs. Au moment où M. de Beauregard abandonna le bras de mademoiselle Rosa et de mademoiselle Herminie, un maître d’hôtel s’approcha et lui dit :

— Monsieur le marquis est servi.

Pendant tout le temps de la scène qui va suivre, c’est-à-dire pendant le dîner, le marquis, malgré son apparente gaieté, sera sous l’impression d’une sorte d’excitation fébrile, ses yeux seront plus brillants que de coutume, sa plaisanterie quelquefois amère et incisive. Pourquoi ne pas le dire ? les bruyants éclats de rire de M. de Beauregard seront plus convulsifs que gais, car ils cacheront une pensée poignante et douloureuse ; la joie du marquis sera près d’être terrible.


CHAPITRE XIV.

Le dîner.


CONVIVES :


LE MARQUIS DE BEAUREGARD. M. DIEUDONNÉ LABIRINTE.
LE BARON EWEN DE KER-ELLIO. LE CAPITAINE DES ROCHES.
LE COMTE ÉDOUARD DE MONTAL. M. ALONZO FLORÈS.
LE PRINCE CASTELLI. MADEMOISELLE SERPENTINE.
LE DUC DE SERDA. MADEMOISELLE CLARISSE HARLOWE.
LORD FITZ-HERALD. MADEMOISELLE CORA, la belle Grecque.
LE MAJOR BROWN. MADEMOISELLE ROSA, de l’Académie royale de musique.
LE COMTE DE SAINTE-LUCE, pair de France. MADEMOISELLE HERMINIE, jeune première du théâtre du Palais-Royal.
LE VICOMTE DE BAUDRICOURT, gros joueur.


Un grand salon ; une table richement servie ; les bougies des lustres et des candélabres font étinceler les cloches et les réchauds d’argent. Les facettes des carafes et des verres de cristal pétillent de toutes les couleurs du prisme. Au centre du surtout est une immense corbeille de porcelaine de Saxe remplie de fleurs naturelles (envoyée par le marquis).
Le marquis est au milieu de la table ; à sa droite, le prince Castelli, comme étranger ; à sa gauche, Ewen de Ker-Ellio, le baron lui ayant été présenté le matin même ; en face du marquis, Serpentine.
Excepté ces trois places, désignées par M. de Beauregard, les autres convives se sont placés à leur gré : le capitaine Des Roches à droite de Serpentine, le major Brown à sa gauche ; Clarisse Harlowe est placée entre M. de Baudricourt et le comte de Sainte-Luce. Rosa est à la droite d’Ewen de Ker-Ellio ; mademoiselle Herminie, à gauche du prince de Castelli. De chaque côté de Cora, la belle Grecque, il reste une place vide ; on s’informe de M. Labirinte, le poëte-député, et de M. Alonzo Florès.
Placés en dehors de la porte du salon, tous deux s’obstinent par savoir-vivre à ne pas passer l’un devant l’autre. À un signe du marquis, Cora se lève majestueusement, va prendre gravement M. Florès d’une main, M. Labirinte d’une autre, leur fait ainsi traverser ensemble la formidable porte, et les prie de s’asseoir, qui à sa droite, qui à sa gauche.