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— Beaucoup ; mais continuez ! s’écria M. de Montal. — Ignorant qu’à Paris un banquier avait un comptoir où il faisait ses affaires et une maison où il les fuyait, m’a-t-on dit, l’abbé s’était rendu au domicile de M. Achille Dunoyer ; là, on lui apprit que le banquier était en voyage. Le bon abbé n’en demanda pas davantage, et il vint m’apprendre que mes fonds couraient les plus grands dangers, puisque mon banquier voyageait sans songer à ma créance. — C’est impossible, dit M. de Montal avec une émotion involontaire ; la fortune de M. Dunoyer est très-solide ; c’est une des maisons les plus sûres de Paris. — C’est ce que tout le monde m’a dit, et dont je suis convaincu, dit Ewen, car ce matin même M. Dunoyer m’a non-seulement soldé, mais il m’a encore offert de me payer à l’instant le montant de trois autres obligations que j’ai sur lui.

M. de Montal sembla respirer plus librement, et répondit :

— Aussi je m’étonnais de ces bruits. — La seule erreur du bon abbé de Kérouëllan avait causé mon inquiétude. Jusque dans l’hôtel où je suis logé, on m’a donné de si bons renseignements sur le crédit de M. Dunoyer, dont la réputation s’étend partout, comme vous voyez, que j’ai replacé chez lui la somme échue. — Et vous avez raison ; c’est un excellent placement. M. Dunoyer a des propriétés d’une grande valeur ; on évalue sa fortune immobilière à près de deux millions. Sans compter son portefeuille et ce que lui rapporte sa maison de banque, son dernier inventaire se montait à quatre millions deux cent soixante mille francs. — Vous me paraissez si bien connaître ses affaires, dit naïvement M. de Ker-Ellio, que j’aurais dû m’adresser à vous pour mes renseignements. — J’ai du moins entendu évaluer ainsi sa fortune, dit M. de Montal en rougissant.

Ewen reprit :

M. Dunoyer m’a paru le meilleur homme du monde ; il m’a même invité à dîner chez lui dimanche prochain. — Dimanche ? Cela se trouve à merveille, dit M. de Montal, je dîne aussi chez lui ce jour-là. — C’est une bonne fortune pour moi, dit Ewen ; mais je vous laisse. — Adieu donc, mon cousin. — À ce soir, puisque vous voulez bien vous charger de moi.

M. de Ker-Ellio sortit après avoir affectueusement serré la main de M. de Montal. Ewen avait jusqu’alors fait bonne contenance ; mais, lorsqu’il fut dehors, il lui sembla qu’il avait besoin d’air. Ce qu’il venait d’entendre lui donnait presque le vertige. Le marquis surtout, cet homme de si bonne compagnie, qui pouvait être si gai, si moqueur, si gracieux, et conserver toute la folle liberté de son esprit quelques heures après avoir tué un homme, lui semblait un phénomène. Ce marquis parlait de sa jeune femme et de ses maîtresses avec un égal cynisme ; et pourtant il employait les formules de la plus parfaite politesse lorsqu’il proposait à Ewen de le présenter à la marquise ; cet homme tour à tour impertinent et cordial, joyeux et cruel, esclave du savoir-vivre et contempteur des liens sacrés pour tous, cet homme, enfin, de si excellentes façons et de moralité si perverse, inspirait à Ewen un vague effroi. Il se sentait au contraire une secrète sympathie pour M. de Montal, qu’il trouvait affectueux et prévenant. On doit savoir presque gré à Ewen de la simplicité digne avec laquelle il avait subi cette première épreuve du feu parisien. Son caractère ferme, son bon sens et son tact naturel avaient tout fait.

La raison d’Ewen, un moment ébranlée par l’abus de la solitude, avait repris son équilibre à mesure qu’il s’était éloigné de Treff-Hartlog, de ce triste théâtre de ses dangereuses rêveries. Depuis son séjour à Paris, il avait sagement envisagé sa position, ses chimères d’idéalité s’étaient peu à peu évanouies ; il en reconnaissait la fâcheuse vanité et souriait en pensant au portrait de Treff-Hartlog qui lui avait causé de si folles terreurs. Le mystère de la présence de ce tableau, que l’abbé affirmait avoir vu brûler, semblait toujours inexplicable à Ewen, mais nullement fatal ou surnaturel. Il songeait très-sérieusement aux propositions de mariage que lui avait faites le bon abbé, et se rappela que les deux protégées du recteur étaient, sinon belles, du moins avenantes et gracieuses ; le souvenir de l’une surtout, brune, fraîche, riante et ingénue, prit peu à peu dans sa pensée la place si longtemps occupée par l’indécise et pâle figure de Treff-Hartlog. Ewen écrivit dans ce sens une longue lettre à son ancien précepteur, et y ajouta quelques lignes pour Lès-en-Goch et pour Ann-Jann. À cette lecture, l’abbé dut bondir de joie, et les deux vieux serviteurs pleurer d’attendrissement et de bonheur ; car le mab-meïbrin annonçait son prochain retour.

Voulant mettre à profit son séjour à Paris pour voir ce qu’il y avait à y voir, Ewen avait résolu d’y rester au plus quinze jours encore et de retourner dans sa chère Bretagne. Ce ne fut pas sans une anxiété presque pénible que le jeune baron attendit l’heure à laquelle son cousin devait venir le chercher pour le conduire dîner au Rocher de Cancale. Ce dîner lui semblait quelque chose de formidable. En effet, quitter les grèves solitaires de l’Armorique pour un dîner d’impures donné par un homme marié qui a deux maîtresses, qui raille les amoureux de sa femme, et qui, le matin même, a tué un homme en duel… la transition était brusque pour le rustique élève de l’abbé de Kérouëllan. D’après l’avis de son cousin, M. de Ker-Ellio s’habilla très-simplement d’un habit bleu exactement boutonné, d’un gilet blanc et d’un pantalon noir. Il n’y avait absolument rien de remarquable dans la mise d’Ewen ; partant, il était très-convenablement mis. À sept heures, M. de Montal le vint prendre en voiture de remise. Les deux cousins partirent pour le Rocher de Cancale.


CHAPITRE XIII.

Le Rocher de Cancale.


Lorsque Ewen et M. de Montal entrèrent dans le salon destiné aux convives du marquis, ce dernier n’était pas encore arrivé. Le capitaine Des Roches causait avec M. Labirinte, son rival, comme avait dit M. de Beauregard. M. Labirinte, le poëte député, était un jeune doctrinaire frais, blond, d’une jolie figure, et qui rougissait comme une jeune fille au moindre propos léger ; son excessive timidité l’empêchait d’aborder la tribune ; mais, la plume à la main et dans le mystère du cabinet, il disait aigrement et doctoralement son fait à l’opposition, par l’organe de M. Roupi-Gobillon, son ami le ministre, dont il élaborait, assurait-on, les discours. Parmi les convives présents, il y avait encore le major Brown, officier hanovrien renommé par l’excentricité de ses paris, qu’il gagnait presque toujours ; car il mettait pour enjeu une intrépidité fabuleuse. En Angleterre, on ne parlait de lui qu’avec vénération depuis ce trait presque incroyable : le major se trouvait à bord du yacht de plaisance de lord Fitz-Hérald, en pleine mer ; la houle était forte ; le vent emporte la casquette du major. — Votre casquette est perdue, dit le lord en la montrant déjà loin dans le sillage du navire. — Cent louis que non, dit le major. — Cent louis que si, dit le lord. D’un bond le major saute à la mer ; il nageait comme un dauphin, mais il était habillé et il avait à lutter contre des lames d’une hauteur énorme. Il courut le plus grand danger pour parvenir à rattraper sa casquette, dont il se coiffa bravement. Le lord, stupéfait de cette folle hardiesse, avait aussitôt fait mettre le yacht en panne et descendre une yole à la mer ; cette manœuvre, exécutée aussi rapidement que possible, avait demandé beaucoup de temps ; lorsqu’à force de rames l’embarcation arriva auprès du major, ses forces étaient presque épuisées, et, heureusement, il put être hissé à bord.

Une foule de traits de ce genre avaient souvent mérité au major le titre de lion dans la véritable acception de ce mot. C’était un homme jeune encore, d’une physionomie énergique, d’une taille svelte et agile. Bientôt après arrivèrent le prince Castelli et le duc de Serda.

Grand seigneur florentin autrefois exilé comme carbonaro, le prince Castelli semblait appartenir au temps des Médicis, par son élégance, par sa folle gaieté, par son ardent amour de la liberté ; conspirateur sans haine, cent fois il avait joué sa tête avec une insouciance héroïque. En voyant ce joyeux et beau prince de la renaissance égaré dans notre triste époque, on regrettait pour lui les splendides costumes de ces seigneurs du Titien qui se promenaient si magistralement, de belles femmes au bras, dans ces grandes villas au ciel bleu, aux escaliers de marbre blanc ombragés de pins en parasol.

Le prince Castelli aurait pu se passer d’être prince ; il chantait en artiste excellent de délicieuse musique qu’il composait. Lorsqu’à la fin d’un souper les premières clartés de l’aube faisaient pâlir les bougies, et qu’on entendait cette voix toujours fraîche et sonore, on eût dit un hymne matinal saluant à son lever la vermeille aurore. Par l’éminence de son talent, par sa charmante humeur, le prince Castelli était encore un véritable lion ; car, excepté M. Labirinte et Ewen, presque tous les convives du marquis étaient des hommes plus ou moins remarquables. Le duc de Serda, grand d’Espagne, marquis de Buonavista, etc., avait établi en Normandie un haras magnifique. Il y dépensait des sommes énormes. Ses élèves avaient déjà obtenu de brillants succès à Chantilly et au Champ-de-Mars. Le premier, il avait introduit en France l’usage de faire voyager les chevaux de course en voiture. C’était encore un homme spécial, partant un lion. Le duc de Serda était le spécimen de l’Espagnol, maigre et pâle, aux cheveux blond-ardent, dont Velasquez a immortalisé le type ; du reste, grave et silencieux, malgré sa taille chétive le duc avait fort grand air. M. le comte de Sainte-Luce arriva bientôt après ; c’était encore un lion des plus à la mode.

Ce jeune pair représentait dignement, à la chambre haute, la jeunesse née sous l’empire ; il était écouté toujours avec attention, souvent avec un très-vif intérêt, par cette illustre assemblée. Parole nette et incisive, jugement sain et droit, tact parfait, ironie de bon goût, patriotisme éclairé, profond dédain des lieux communs politiques, telles étaient les qualités parlementaires de M. de Sainte-Luce ; ce qui le constituait véritablement lion, c’est que ce législateur était le plus gai des hommes, c’est que l’acteur des plus spirituelles folies se retrouvait plein de haute raison lorsqu’il le fallait.

Qu’un homme d’un talent sérieux, d’une position sérieuse, soit partout et toujours sérieux, c’est estimable et ennuyeux ; qu’un homme frivole et gai soit partout et toujours frivole et gai, c’est à merveille ; mais être aussi brillant à table qu’à la tribune, mais tenir aussi rudement tête à un ministre qu’à un buveur, mais ne jamais contaminer l’hermine de son manteau de pair au milieu des bacchanales dont on pourrait être le héros cité, mais être à la fois grave et digne avec ceux-