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mot, et vous m’avez regardée en silence de ce regard si tendre, si navré, qui depuis me poursuit, qui me force à vous écrire, car il me semble que vous êtes là… qui me regardez. Vous aviez l’air si malheureux ! Vous n’aurez plus cet air-là, n’est-ce pas, pour ne plus m’obliger à vous écrire ? c’est si mal et si dangereux ! Voilà maintenant que je ne sais pas si j’aurai le courage d’aller glisser cette lettre sous votre porte, comme vous me l’avez dit. Si l’on me surprenait, mon Dieu ! Ah ! je n’oserai jamais ! ah ! je commets une grande faute. Ma mère, ma mère, pourquoi n’ai-je pas de confiance en vous ? »


C’est donc vraiment grave ce que tu as à me dire ?

— Ici, marquis, dit M. de Montal, vous devez reconnaître des traces de larmes. — Oui, mon cher, puis quelques mots illisibles à demi effacés par cette rosée céleste ; puis ce naïf post-scriptum tracé à la hâte : « Brûlez cette lettre, » Ah çà ! et quand Thérèse a glissé toute tremblante la lettre sous la porte du petit appartement du quatrième, est-ce que votre porte s’est brusquement ouverte ? — Ah ! marquis, je ne suis pas encore si écolier ; c’était l’effaroucher au moins pour quinze jours. — À la bonne heure. La porte est donc restée fermée ? — Très-honnêtement fermée. J’avais conseillé à Thérèse de laisser descendre sa petite sœur et miss Hubert pour dîner, et de profiter de ce moment pour monter jusqu’à ma porte. — Pas mal. C’est à la fois songer au présent et à l’avenir, une habitude à faire prendre, habitude presque innocente d’abord, et plus tard… Allons, allons, mon cher élève, bravo ! — En effet, dès qu’on a sonné le premier coup de cloche qui précède d’une demi-heure le moment où l’on se met à table, j’ai couru aux aguets ; la porte du troisième s’est ouverte, l’enfant terrible a descendu bruyamment avec la gouvernante ; quelques minutes après j’ai entendu le pas léger et pour ainsi dire ému de Thérèse ; elle montait en s’arrêtant presque à chaque marche. L’œil à la serrure, je la voyais parfaitement ; elle regardait autour d’elle d’un air inquiet, effaré ; puis elle avançait timidement sa jolie tête au-dessus de la rampe de l’escalier, écoutait encore, s’éloignait, se rapprochait de ma porte, perdant ainsi mille fois plus de temps qu’il n’en fallait pour glisser sa lettre. Enfin, après avoir encore hésité, elle fit un mouvement d’une crânerie adorable, qui voulait à peu près dire : Le sort en est jeté ; elle se baissa, la lettre glissa sous la porte. Lorsque Thérèse se releva, elle avait les joues enflammées, ses genoux tremblaient ; elle s’appuya un moment à la rampe en mettant une main sur son sein, qui battait violemment ; pendant une seconde, son charmant visage exprimait ces violents ressentiments d’audace et de crainte, d’orgueil et de remords, de passion et de timidité, qui bouleversent les traits de toute jeune fille qui commet son premier acte de mauvais sujet. Tout à coup la voix criarde de l’enfant terrible retentit au premier. Thérèse tressaillit. Légère comme une fée, elle sembla glisser sur l’escalier ; au tournant de sa spirale, comme Thérèse relevait un peu sa robe pour descendre plus rapidement, je vis tout son brodequin noir qui faisait valoir le plus joli pied du monde ; un moment encore j’aperçus sa taille souple, mince, cambrée, son joli cou blanc où s’attachaient si gracieusement ses épais cheveux noirs ; puis elle disparut en vraie sylphide. Alors…

M. de Montal en était là de son récit, lorsque son domestique annonça M. le capitaine Des Roches. Au nom du capitaine, une expression de haine contracta les traits du marquis ; mais cette émotion fut si rapide que M. de Montal ne s’en aperçut pas, et il alla mettre dans son secrétaire le portrait de son aïeule et la lettre de Thérèse.


CHAPITRE XII.

L’invitation.


Achille Dunoyer et son épouse.


Le capitaine Des Roches était un capitaine de spahis d’une admirable figure, grand, svelte, basané, ayant trente ans à peine, et la barbe aussi noire que ses dents étaienl blanches. On ne pouvait rien voir de plus éblouissant que ce jeune homme revêtu de son costume oriental, ce jour-là il était simplement et élégamment vêtu. Le capitaine Des Roches était non-seulement un très-brave soldat, mais un des sportman les plus distingués de France. Il n’y avait guère de meilleur jockey, soit pour une course, soit pour un steeple chase ; du reste, ouvert et gai, bon compagnon, grand chasseur, franc buveur, noble joueur, et, quant aux femmes, aussi séduisant qu’heureux, aussi recherché que discret, disait-on. Le capitaine Des Roches, commençant à parler dès le salon qui précédait la chambre à coucher de M. de Montal, n’avait pas encore aperçu le marquis, et il s’était écrié en entrant :