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son tour. Après tout, c’est vrai, c’est la faute de Thérèse ! Si elle ne m’avait pas mise hors de moi par son insolent sang-froid, je ne me serais pas emportée. J’étais, au contraire, toute gaie en pensant que nous allions avoir M. le comte de Montal dans notre intimité. — Parbleu, je savais bien qu’en l’attirant chez nous je vous ferais plaisir. Mais des duretés, voilà ma récompense. — Ah ! mon Dieu, Achille, êtes-vous rabâcheur ! Allez ! puisqu’on vous dit que c’est de la faute de cette Thérèse, qui ne le portera pas en paradis, que voulez-vous de plus ? — Soit ; mais mademoiselle Thérèse dînera aujourd’hui dans sa chambre, s’écria M. Dunoyer. Après tout, il ne sera pas dit qu’une pareille péronnelle fera la loi dans ma maison. — Tu as raison, Achille, dit madame Dunoyer, elle dînera dans sa chambre. Après cela, elle est bien capable de n’en être pas autrement fâchée, l’hypocrite ! — Que veux-tu ? elle a dix-sept ans ; on ne peut plus la mettre au pain sec. — Alors il faut se résigner à tout endurer d’elle. — Dieu merci ! la voilà en âge d’être mariée. — Qui donc, mon Dieu, nous en débarrassera ?…

Quelques mots encore sur la famille Dunoyer : La basse et mauvaise nature de M. Achille avait été soigneusement développée par l’éducation. Le père Dunoyer, d’abord chaudronnier, puis membre de la bande noire, puis banquier, avait fait trois ou quatre banqueroutes plus ou moins fructueuses, mais assez habiles pour ne pas être frauduleuses aux yeux de la loi. Cet homme n’avait reculé devant aucune turpitude : prêts usuraires, tromperies indignes, rien ne l’avait arrêté. Arrivé au terme de sa longue carrière de fourberies, chargé des dépouilles opimes de toutes les dupes qu’il avait rencontrées sur son chemin, riche enfin, il voulut être honoré… il eut du moins des honneurs. Membre d’un conseil municipal, puis maire, puis député, il siégea au centre. Il parla, il parla même beaucoup à la France… à la France ! et tant d’honnêtes gens, appartenant à l’opinion que cet homme contaminait en la professant, ne chassèrent pas cet élu de la corruption, qui ne représentait là que la filouterie audacieuse et impunie !

Le père Dunoyer se voyait avec délices renaître dans M. Achille ; c’étaient les mêmes instincts de bassesse, de spoliation et de rapacité, joints à un orgueil d’autant plus démesuré qu’il était moins fondé, car M. Achille avait à peu près la figure, l’esprit et les manières d’un domestique de place ; ce qui prouvait néanmoins une amélioration dans l’espèce, car le père Dunoyer avait toujours tenu du chaudronnier ambulant et du joueur de gobelets.

M. Achille était le beau, l’élégant de la famille, rejeton d’autant plus précieux que deux de messieurs ses frères, qui annonçaient toutes sortes de qualités particulières à la famille, avaient péri victimes d’une épizootie. Le père Dunoyer, pour s’étourdir sur cette perte cruelle, avait imaginé une entreprise en action qui ruina plus de cent familles, et sur laquelle il réalisa plus d’un million. Mais, hélas ! malgré ces distractions innocentes, malgré les triomphes de M. Achille, qui éclipsait par son luxe opulacier tous les dandys de la Bourse, le père Dunoyer ne se consola pas ; son âme paternelle avait été mortellement blessée : il se retira dans une habitation magnifique qu’il possédait aux environs de Paris, et y termina paisiblement sa carrière au milieu et par l’excès de la plus basse crapule, laissant à M. Achille une grande fortune, son exemple à suivre et un nom flétri. M. Achille porta le nom comme il convenait, suivit pieusement l’exemple, et augmenta sa fortune. Si misérable, si hideux que soit ce portrait, il n’est pas exagéré. Oui, il est des familles où l’habitude de la fraude légale est comme héréditaire ; où il existe une primogéniture de mauvaise foi soigneusement transmise ; où le père, rompu à toutes les infamies tolérées, enseigne à son fils la science de la faillite honnête comme une ressource pour les mauvais jours ; de même que ces pères sages et prévoyants font apprendre à leurs enfants quelque profession manuelle pour leur servir de refuge contre les bouleversements qui détruisent les plus grandes fortunes.

Et ces mœurs ignobles sont d’autant plus frappantes que dans la même sphère il est d’heureux et de nombreux contrastes : on y trouve des familles où l’honneur et la probité se transmettent purs et sans tache de génération en génération ; des familles dont le nom est partout respecté, dont le crédit a toujours resplendi d’un éclat égal ; de ces gens enfin dont la caisse est l’arche sainte des petites fortunes et le foyer des plus grands intérêts publics. Mais ceux-là, simples et austères, vivent en famille ; leurs femmes, remplies de distinction et de modestie, sont pieuses et charitables, elles ont surtout la pudeur de la richesse, comme les lionnes financières dont nous avons parlé en ont l’impudeur ; mais ceux-là n’ont pas la sotte vanité de singer les grands seigneurs, ne font pas siffler leurs ridicules prétentions aristocratiques, ne s’exposent pas à des mépris amers, à de sanglants dédains ; ceux-là se tiennent dans une réserve pleine de bon goût et de dignité. Aussi les hommes les plus éminents les aiment, les respectent, les recherchent, et ne leur reprochent qu’une chose… leur froideur polie.

Heureusement encore, ces exceptions se rencontrent partout ; si, des banquiers seulement opulents comme les Dunoyer, nous passons aux princes de la finance ou aux gens colossalement riches, là aussi se trouvent d’heureux contrastes. Si plusieurs font servir leurs grands biens aux plus méprisables passions, si d’autres se retranchent dans une sordide avarice, quelques-uns portent noblement ces fortunes énormes, soit en encourageant libéralement les arts qu’ils aiment ou qu’ils pratiquent, soit en faisant en secret d’immenses aumônes, et cela avec tant de délicate et touchante bonté, que ceux qu’ils secourent leur vouent une reconnaissance pure de toute humiliation. Disons-le enfin, à l’honneur de notre époque et au désespoir des Dunoyer ou des hommes qui n’ont pour eux que l’impudence que leur donnent une fortune royale et la honteuse servilité de leurs parasites riches et titrés, certains êtres flétris par l’opinion publique ne pourront jamais passer le seuil de quelques nobles sanctuaires où les sévères traditions de l’ancienne bonne compagnie française sont rigoureusement conservées. Oui, il reste encore de nos jours quelques femmes spirituelles, charmantes et courageuses, dont le caractère élevé, le goût parfait, le rare esprit, et surtout la souveraine dignité, protesteront toujours contre l’envahissante adoration du veau d’or, et qui frapperont d’une impitoyable exclusion tout ce qui sera indigne d’être accueilli ou recherché par les gens d’honneur et de cœur.


CHAPITRE IX.

Thérèse Dunoyer.


L’appartement occupé par les deux filles du banquier se composait d’un salon qui leur servait de cabinet de travail : à droite étaient les chambres de miss Hubert et de Clémentine ; à gauche, celles de Thérèse et d’une femme affectée au service des deux sœurs. À l’heure du dîner, un domestique vint annoncer à mademoiselle Thérèse qu’on la servirait chez elle. Ainsi que l’avait prévu madame Dunoyer, la jeune fille fut très-satisfaite de cette mesure, qui n’était pas une punition pour elle. La chambre de Thérèse était assez grande et meublée avec un mauvais goût, avec une inconvenance qui prouvaient que madame Dunoyer n’était pas de ces mères qui attachent une grande et juste importance à l’arrangement de l’appartement de leurs filles, virginale retraite qui doit toujours avoir un caractère simple, religieux et chaste, rien n’influant plus sur les pensées des jeunes personnes que l’aspect des objets qui les entourent. Madame Dunoyer, ne s’accommodant plus d’un grand lit d’acajou à estrade, orné de bas-reliefs de bronze doré représentant des amours et des faunes lutinant des nymphes, avait naïvement destiné ce meuble à sa fille aînée ; une couronne, surmontée de deux colombes amoureuses et intérieurement garnie d’une glace, formait le ciel de ce lit. Sur la cheminée on voyait une pendule où se jouaient un satyre et une bacchante ; la pose de ces figures rappelaient la licence de l’époque du Directoire. Ce groupe cynique avait été également réformé par madame Dunoyer, alors passionnée pour le rococo. Thérèse, du reste, possédait toutes ces belles choses par droit de primogéniture, à la grande envie de sa sœur Clémentine ; mais madame Héloïse Dunoyer avait dit à sa petite fille, avec un sentiment de sévère impartialité dont elle se sut gré :

— Thérèse est ton aînée : elle doit être mieux partagée que toi.

Pour consoler Clémentine, sa mère lui avait abandonné une lampe de nuit, façon étrusque, à figures rouges sur fond noir, offrant un intéressant épisode des cérémonies nuptiales des Romains. L’insouciance de madame Dunoyer était encore plus sauvage que coupable. On lui aurait parlé du goût pervers de ces ameublements, qu’elle eût haussé les épaules ; on lui aurait conseillé de donner à ses filles une chambre toute blanche, avec son Christ, son prie-Dieu, son bénitier ombragé d’un rameau de Pâques, que madame Héloïse aurait ironiquement répondu que ses filles n’étaient pas des religieuses pour être ainsi mises en cellule. Miss Hubert avait l’instinct de pruderie des Anglaises : d’abord stupéfaite des étranges ornements de la demeure de ses élèves, elle comprit tout de suite dans quelle espèce de monde elle entrait. N’ayant d’ailleurs accepté cette place qu’en manière de pis aller, elle ne ressentait aucune sympathie pour les deux jeunes filles. Thérèse, ainsi que nous l’avons dit, s’apprêta donc avec une satisfaction mélancolique à passer sa soirée seule. Pour rendre la position de leur fille plus sensible, M. et madame Dunoyer avaient, pendant le dîner, envoyé chercher une loge au théâtre du Palais-Royal ; miss Hubert et Clémentine devaient les accompagner à ce spectacle.

Thérèse entendit sortir avec plaisir la voiture de sa mère ; il lui sembla qu’elle se trouvait plus seule ; elle ferma sa porte au verrou, mit un abat-jour sur sa lampe, approcha du feu un large canapé, puis, soulevant le coussin de ce siége avec mystère, elle y prit un petit livre relié en maroquin rouge, qu’elle baisa avec une tendresse enfantine. Alors, à demi couchée, son beau front appuyé à l’une de ses mains blanches, dont la forme charmante se dessinait sur les noirs bandeaux de ses cheveux, Thérèse s’absorba complétement dans sa lecture. Nous dirons quelques mots du caractère de cette jeune fille.

Le naturel de Thérèse était excellent, puisque jusqu’alors il ne s’était pas perverti. Rudoyée par son père et par sa mère, toujours sacrifiée à sa jeune sœur, assistant souvent aux ignobles querelles de ménage dont nous avons donné un crayon, entendant journellement un langage vulgaire, des plaisanteries grossières, voyant des gens dont les manières différaient peu de celles de M. et de madame Dunoyer, sentant les effusions de son cœur sans cesse refoulées, ne trouvant aucune sympathie dans l’impassible miss Hubert, aucune distraction dans le commerce de