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ce sera le cas, comme on dit, de mettre les petits plats dans les grands. — Eh ! pourquoi donc, s’il te plaît, Achille, faudra-t-il faire tout ce tralala ? — Pour un des hommes les plus à la mode de Paris, pour un gaillard qui est la coqueluche de toutes les duchesses du faubourg Saint-Germain, le plus grand mauvais sujet, mais le plus charmant garçon du monde, qui est par là-dessus à tu et à toi avec les ministres ; enfin un homme du premier mérite, et adroit, et roué… oh ! roué ! si une femme lui résiste, à celui-là, elle aura bien du bonheur. Tu sais bien, Julie, Julie du Théâtre-Français ? personne n’avait pu en venir à bout, ni les lions les plus charmants, ni les hommes les plus riches ; lui n’a eu qu’à vouloir : serviteur de tout mon cœur, la belle Julie était dans son sac. — Mais enfin me diras-tu le nom de ce don Juan ?

M. Dunoyer, qui semblait s’amuser de la curiosité de sa femme, continua :

— Tu vas le savoir : il a été charmant pour moi, et tu lui feras, j’espère, tous tes m’amours. J’ai fait sa connaissance chez M. Roupi-Gobillon, le ministre ; ce qui m’a fait penser que si notre don Juan, tu l’as bien nommé, ma foi, voulait m’appuyer, il pourrait me faire arriver à la députation. C’est un homme qui a un bonheur extraordinaire, il réussit dans tout ce qu’il entreprend ; et adroit, oh ! adroit, c’est celui-là qui aurait fait un fameux diplomate. — En vérité, Achille, il n’y a rien de plus bête que de me taquiner ainsi devant ces enfants ! c’est pour eux d’un détestable exemple, s’écria aigrement madame Héloïse Dunoyer, qui n’avait d’ailleurs rien trouvé d’inconvenant dans la manière dont son mari s’était exprimé au sujet de M. de Montal devant ses deux filles. — Voyons, voyons, ne te fâche pas, Héloïse, ne fais pas tes gros yeux ; on dirait que tu vas m’avaler. Je vais te dire le nom de mon ami, sans cela tu serais capable de le prendre en grippe. — Certainement je le prendrai en grippe si tu m’ennuies encore longtemps à cause de lui. — Eh bien, c’est le comte de Montal, rien que ça ! — Excusez du peu ! Si nous l’avons, les Dubois crèveront de jalousie, s’écria madame Héloïse avec une jubilation contenue ; mais j’en ai beaucoup entendu parler, de M. de Montal ! je l’ai vu souvent dans sa loge à l’Opéra. Certainement je lui ferai tous mes m’amours. Seulement une chose m’inquiète : il a l’air bien moqueur. Une fois je l’ai vu de près à la sortie de l’Opéra, et je l’ai entendu. Mon Dieu ! a-t-il dégoisé des méchancetés sur madame Dubois et sur sa belle-sœur ! Les a-t-il arrangées ! Du reste, je ne lui en fais pas un crime. Ces chipies-là méritaient bien tout ce qu’il disait d’elles, avec leurs grands airs. Mais attends donc, Achille, attends donc ; je me souviens maintenant : M. de Montal est l’intime du marquis de Beauregard. Tu sais bien, le mari de cette jolie petite marquise américaine qui a l’air si bégueule ? — Justement. Oh ! pour le marquis de Beauregard, il est le roi des mauvais sujets, celui-là, si Montal en est le prince. Voilà un grand seigneur ! ce marquis, en a-t-il dépensé de cet argent ! On dit qu’il a été se remplumer en Amérique, et que sa femme lui a apporté des millions. — Est-ce que, malgré son mariage, le marquis n’est pas avec la petite Rosa de l’Opéra ? demanda madame Héloïse Dunoyer en jouant maternellement avec la chevelure de sa petite fille, qui appuyait sa tête sur ses genoux. — Si fait, si fait, il ne s’en cache pas ; on dit même qu’il a l’autre sœur aussi… Du moins on les voit toutes les deux dans les petites loges qu’il a aux Bouffes et à l’Opéra pour ses maîtresses. Et sa mijaurée de femme qui ne se doute de rien ! — Ma foi, tant pis pour elle ; malgré sa jolie figure, elle a l’air par trop bêtasse aussi ; avec ses bonnets à la puritaine, elle ressemble à une religieuse, dit madame Héloïse. — Est-ce que c’est parce qu’elle ressemble à une religieuse qu’elle a l’air bêtasse, cette dame ? demanda la petite Clémentine.

— Amour d’enfant, va ! s’écria madame Dunoyer en embrassant sa fille avec une effusion de tendresse et d’orgueil ; ma parole d’honneur, il n’y a que ce raton pour avoir de ces idées-là ! Elle est si franche ! elle dit tout ce qui lui passe par la tête. — Il ne faudrait pas pourtant que ça allât trop loin, dit sentencieusement M. Achille. — Ma foi, j’aimerais mieux encore qu’elle fût étourdie, inconséquente, qu’hypocrite.

Et madame Dunoyer jeta un coup d’œil sur Thérèse. Sans doute M. Dunoyer comprit l’allusion, car il ajouta sèchement en regardant aussi la jeune fille :

— Le fait est qu’il n’y a rien de pire que l’eau qui dort ; avec les caractères dissimulés on doit s’attendre à tout et ne jamais compter sur rien.

Thérèse avait les yeux baissés sur sa tapisserie, elle comprit la portée de ces attaques indirectes, et ne dit mot. Miss Hubert, les bras croisés, ses petits yeux bleu clair fixés sur le foyer, restait impassible ; de temps à autre un imperceptible sourire de dédain effleurait ses lèvres pendant cet entretien, si inconvenant à entendre pour de jeunes personnes. Le silence et l’indifférence apparente de Thérèse irritèrent madame Héloïse Dunoyer ; elle reprit :

— Il me semble, mademoiselle, que lorsqu’on parle des hypocrites vous pouvez bien prendre cela pour vous et faire attention à ce qu’on vous dit.

Thérèse ne répondit rien. M. Achille s’écria :

— Eh bien ! Thérèse, vous n’entendez donc pas votre mère ? — Je ne savais pas qu’il fût question de moi, dit la jeune fille. — Et de qui donc, s’il vous plaît ? du chat de M. le curé ? s’écria madame Héloïse en colère. Il me semble que s’il y a ici une hypocrite c’est vous.

Thérèse garda le silence. Sa mère reprit avec une irritation croissante :

— Ah çà ! répondrez-vous ? — Que voulez-vous que je vous réponde, maman ? — Mademoiselle, s’écria M. Achille, au lieu de tenir indécemment tête à votre mère, vous devez répondre : Maman, puisque vous me reprochez d’être hypocrite, je ne le serai plus. — Je ne serai plus hypocrite, dit Thérèse sans lever les yeux. — Voyez si ce n’est pas à la battre ! s’écria madame Héloïse. Est-elle sournoise ! est-elle fausse avec son regard en dessous ! — Oh ! petite maman, ne gronde pas Thérèse, dit Clémentine en caressant sa mère. — Si je la gronde, dit brusquement madame Héloïse, c’est qu’elle le mérite. Depuis sa naissance, elle ne m’a jamais causé que du chagrin.

Ces mots prononcés, la femme du banquier se mordit les lèvres ; elle s’aperçut trop tard de l’imprudence qu’elle avait commise. Les traits de M. Achille Dunoyer se contractèrent ; il jeta un regard irrité sur sa femme, et dit avec amertume :

— Je vous conseille de vous plaindre des chagrins que votre fille vous a causés depuis sa naissance (il appuya sur ces mots) ; vous feriez mieux de vous taire que de dire certaines choses.

Madame Dunoyer, piquée d’être ainsi traitée devant Thérèse, et sachant que son mari serait obligé de se contenir, répondit aigrement :

— Je dis ce qu’il me plaît de dire, entendez-vous ! ce n’est pas vous qui m’empêcherez de parler. — Je vous répète que vous feriez mieux de vous taire que de rappeler certaines choses, madame ; est-ce assez clair ? — Papa, papa, ne gronde pas maman, s’écria Clémentine en se jetant au cou de son père. — Et moi, je vous dis, monsieur, reprit madame Dunoyer les joues enflammées de colère, que si certaines choses ont été et qu’on les ait tolérées, c’est qu’on y trouvait son compte. Est-ce clair aussi ? — Madame, si ces enfants n’étaient pas là, s’écria M. Dunoyer avec fureur, je vous traiterais comme vous le méritez ! — Et moi aussi, sans ces enfants, je vous dirais votre fait, monsieur. Vous savez bien que je ne vous crains pas, moi, malgré vos airs furieux.

Miss Hubert se leva et dit aux deux jeunes filles avec une ironie glaciale :

— Venez, mesdemoiselles ; il paraît que monsieur votre père et madame votre mère ont à causer ensemble. — Oui, oui, miss Hubert, emmenez-les, s’écria M. Dunoyer en marchant avec agitation dans la chambre.

Les deux jeunes filles sortirent avec leur gouvernante.

La porte fermée, Dunoyer s’écria :

— N’avez-vous pas honte, devant vos enfants, de me pousser à bout ? — Qui est-ce qui a commencé, monsieur ? est-ce moi ? — Comment, madame ! il ne me sera pas permis de m’indigner au souvenir de votre conduite passée ? Comment ! parce que j’ai été assez généreux pour oublier… — Assez généreux ! ah ! en voilà une fameuse, par exemple ! j’aime beaucoup ça ! Dites donc que, si vous n’avez pas fait d’éclat dans le temps, c’est que vous aviez compromis ma fortune dans vos affaires véreuses, et que vous avez mieux aimé vous taire que de me rendre mes comptes, qui n’auraient pas été flatteurs pour votre probité. — Votre conduite en a-t-elle été moins criminelle, madame ? — Votre clémence en a-t-elle été plus honorable, monsieur ? N’est-ce pas par avarice que vous avez rongé votre frein ? Combien de fois, d’ailleurs, ne me l’avez-vous pas reprochée comme aujourd’hui, votre générosité ! Elle est belle ! — Mais il faudrait que je n’eusse pas de sang dans les veines, madame, pour voir sans haine cette fille qui ne m’appartient pas, après tout ! Je ne sais pas seulement comment je supporte sa présence, comment je ne la chasse pas d’ici ! — Faites-en ce que vous voudrez ; qu’est-ce que cela me fait, à moi ? reprit madame Héloïse. Est-ce que j’ai jamais pris le parti de Thérèse contre vous ? Toutes mes préférences ne sont-elles pas pour sa sœur ? L’éloignement que j’ai toujours témoigné à cette grande sournoise ne devait-il pas vous montrer que je me repentais du passé ? Après tout, ce qui est fait est fait ; que voulez-vous que j’y fasse ? — Je veux, madame, que, lorsque malgré moi ces odieux souvenirs me viennent à l’esprit et que ma colère éclate, vous essayiez de m’apaiser au lieu de prendre à tâche de m’irriter. — Eh ! croyez-vous qu’il me soit agréable d’être maltraitée par vous devant cette Thérèse, au moment où je la gronde encore ? — Eh ! mon Dieu, madame, tout le monde a ses accès d’humeur ; et j’ai, je crois, le droit d’en avoir. — Qui vous dit le contraire ? Seulement sachez vous contenir quand il faut. Il y aurait eu ici des étrangers, quelle jolie scène ça aurait fait ! Sans compter que cette miss Hubert, avec son air impertinent et glacial, ne perd pas un mot de ce qu’on dit, j’en suis sûre. — La faute à qui ? Mais voilà de vos idées ! il vous a fallu une gouvernante anglaise, et ainsi s’embêter d’une créature qui vous espionne toujours. — J’ai voulu avoir une gouvernante anglaise, parce que tous les gens de bon ton en ont ; d’ailleurs, si je n’avais pas pris miss Hubert, les Dubois me l’auraient enlevée. Quant à vous espionner, à l’exception de l’heure du déjeuner ou du dîner, miss Hubert ne nous gêne guère, puisqu’elle reste toujours en haut avec les petites. Quant aux quatre mille francs par an qu’on lui donne, ce n’est pas ça qui vous ruine. — Est-ce que je me plains ? est-ce que vous ne dépensez pas tout ce que vous voulez ? — Et moi, est-ce que je me mêle de ce que vous faites, monsieur ? — Je ne dis pas cela. — Alors c’est bien la peine de se quereller ! — À qui la faute ? — À qui ?… — À qui ? à cette Thérèse, dit M. Achille Dunoyer en se radoucissant, à cette sournoise qui, à l’heure qu’il est, j’en suis sûr, se frotte les mains de joie en pensant que nous nous disputons. — Mon Dieu, oui ; elle est capable de se moquer de nous avec sa miss Hubert, car je suis sûre qu’elles s’entendent comme larrons en foire, reprit madame Héloïse en se calmant à